« En général, la tournure des esprits est telle, qu’à présent on interprète à mal, avec une grande facilité, toutes les actions des souverains alliés qu’on avait accueillis, d’abord, d’une manière beaucoup plus favorable. Cependant, l’opinion publique fait toujours une grande différence en faveur de l’empereur Alexandre ; mais on ne peut parvenir à ôter de la tête de beaucoup de gens que la Prusse et l’Autriche demandent une contribution énorme. Il est vrai que tous les détails connus sur la conduite des généraux autrichiens, dans les pays qu’occupent leurs troupes, est fort propre à aigrir les esprits. Ils lèvent contributions sur contributions dans de misérables localités déjà ruinées de fond en comble. L’observation attentive avec laquelle on suit ce qui se passe dans les groupes, donne lieu de connaître, qu’en général, l’esprit s’y améliore un peu. Hier soir, dans ceux où se trouvaient des militaires français, on parlait assez de Bonaparte et de ce qu’il avait fait dans la dernière campagne. Les militaires, en général, défendaient sa bravoure que quelques personnes voulaient attaquer, mais il n’y avait rien de fort animé de part et d’autre.
En général, il importe d’éviter de publier, d’aucune manière, des choses injurieuses à l’égard de Bonaparte, car on a remarqué que, presque toujours, elles produisaient un effet contraire à celui qu’on entendait. Par exemple, le Préfet de Police a été obligé, aujourd’hui, de faire retirer de beaucoup de boutiques des gravures représentant la figure l’ex-Empereur composée avec des cadavres humains. Cette image avait déjà occasionné beaucoup de murmures de la part de quelques militaires. Hier, un bijoutier, rue Saint-Honoré, avait mis à sa fenêtre un tableau où il représentait Bonaparte sous la figure d’un tigre; la Garde, même nationale, le trouva fort mauvais. On a sagement agi en faisant retirer ce tableau, avant le passage du cortège. »
Rapport en date du 4 mai 1814, extrait de l’ouvrage de Georges Firmin-Didot, « Royauté ou Empire. La France en 1814. D’après les rapports inédits du comte Anglès », Maison Didot, Firmin-Didot et Cie Éditeurs, s.d. [1897], pp.12-13. Au début de la première Restauration, le comte Anglès (1778-1828) est nommé par Louis XVIII « Commissaire du gouvernement provisoire à la police générale de la police du Royaume par intérim », dépendant du comte Beugnot, ministre de l’Intérieur.