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10 janvier 1815…

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N14

« Quelques personnes parlent d’une proclamation que Bonaparte aurait adressée à son ancienne garde, mais elles ne précisent rien, à cet égard, et ne produisent point cette pièce dont le ton permettrait, jusqu’à un certain point, d’apprécier l’authenticité. D’autres pensent que cette proclamation n’est que dans l’imagination de ceux qui en répandent le bruit et que ce bruit, adroitement mis en circulation, est une ruse pour écarter l’idée de rappeler une partie de cette garde à Paris, ainsi qu’il en était question. Ceux qui doutent de l’existence de cette proclamation, au moins jusqu’à ce qu’on la montre, s’appuient sur le peu de vraisemblance que, pendant la durée du Congrès de Vienne, Bonaparte eût l’audace d’attirer ainsi, sur lui, l’attention des souverains réunis et l’imprudence de les avertir, lui-même, du danger de le laisser si près d’un foyer de passions mal éteintes. C’est par une telle crainte de sa part, car le Congrès n’aurait qu’un mot à dire pour l’écraser ou le déporter, que beaucoup de personnes expliquent son apparente tranquillité dans son Ile et l’indifférence qu’il y joue. Il est, sans doute, probable que l’homme qui a été le plus aventureux et le plus remuant de son siècle n’a pas, de bonne foi, renoncé à tous les hasards de l’avenir. Mais, quoi qu’il rêve, pour la suite, il doit bien sentir que l’heure de se mettre en avant et en mouvement n’est pas arrivée, puisque l’Europe est encore en paix, bien qu’en armes contre lui seul, et que ce n’est que dans l’anarchie ou le désordre universel qu’il pourrait placer quelques chimériques espérances.

A ces rumeurs concernant Bonaparte, je puis ajouter des nouvelles, beaucoup plus certaines et précises, concernant ce personnage, car je les tiens d’un sieur Gaillard, agent secret, que mon prédécesseur avait envoyé à l’Ile d’Elbe. Cet individu, qui est le frère du premier valet de chambre de Bonaparte est, depuis hier, de retour à Paris; il avait été obligé de quitter l’Ile, il y a déjà quelque temps, parce que sa présence y était devenue suspecte, mais il y avait laissé un correspondant dont il recevait les lettres à Livourne. Son frère a été récemment éloigné, par Bonaparte, de son service, à cause des soupçons que le séjour prolongé de l’agent secret avait fini par exciter et il s’est retiré en Suisse d’où il est originaire. Il peint Bonaparte comme extérieurement tranquille et feignant d’être satisfait de sa situation qu’il craint de voir échanger contre une plus mauvaise. Mais, il avoue qu’il lui a été impossible de pénétrer dans les mystères du plus fourbe des hommes, de celui qui a passé quinze ans à jouer et à asservir, par les ruses, l’Europe entière. Il prétend qu’il est à court d’argent, réduisant de plus de moitié toutes les dépenses autour de lui et mécontentant ainsi son entourage, sa maison, sa garde même dont une partie le quitte chaque jour; substituant des Italiens, qui lui coûtent peu, à des Français qui regrettent leur pays et que la cupidité seule ou de chimériques espérances en avaient éloignés. Il le croit en correspondance fréquente, quoique cachée, avec Murât, égarant ses rêves d’avenir sur l’Italie, plus que sur la France ; enfin, il assure que Bonaparte a pour maîtresse une Grecque fort belle, nommée Madame Théologos, au mari de laquelle il a donné un emploi d’interprète. Selon le même agent, autant l’ex-Empereur serait réservé sur ce qu’il peut rouler dans sa tête, autant la princesse Borghèse serait indiscrète, puisque, se promenant dernièrement en grande familiarité avec les officiers de la Garde, à Porto-Ferrajo, elle leur promettait un changement prochain de position, sans cependant s’expliquer sur la nature des illusions qu’elle leur offrait, pour, les retenir. Les généraux Bertrand et Drouot seraient toujours les confidents et les favoris de Bonaparte, mais ils auraient, à son école, appris à ne pas se laisser deviner : le général Cambronne partagerait avec eux sa confiance. Bonaparte, toujours d’après le sieur Gaillard, serait désiré dans une partie de l’Italie, vivement indisposée contre le régime autrichien. Il serait, au contraire, détesté à Livourne, presqu’indifférent aux autres populations de la Toscane, mais appelé par les vœux d’une nombreuse faction à Milan ainsi qu’à Bologne; enfin, sort souvenir est toujours présent chez la plupart des militaires italiens, mais principalement parmi les généraux et les officiers. En résumé, le nord et le centre de l’Italie sont bien mieux disposés pour Bonaparte que pour Murat, qui n’a de partisans que dans le Royaume de Naples, surtout dans sa nombreuse armée. D’après ces mêmes renseignements, l’Italie est mécontente du présent, inquiète de l’avenir que lui prépare le Congrès: mais, au fond, elle est soumise et tranquille. »

(Georges Firmin-Didot, « Royauté ou Empire. La France en 1814. D’après les rapports inédits du comte Anglès », Maison Didot, Firmin-Didot et Cie, Éditeurs, 1897, pp.194-198).

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