« 3 Février 1815. — J’ai reçu plusieurs rapports des agents que j’entretiens à l’Ile d’Elbe ou sur la côte d’Italie; ils me paraissent de nature à intéresser le Roi, car ils contiennent de piquants détails sur Bonaparte, ses prétendus projets et tout ce qui se passe autour de lui. Je crois devoir en mettre les principaux passages sous les yeux du Roi. Les militaires français, au service de Bonaparte, continuent à le quitter; il en est parti plusieurs, ces jours derniers. Il semble que l’on s’attende, à Porto-Ferrajo, à du nouveau, et que l’on y craigne quelque attaque; car on fait des dispositions qui ressemblent à des moyens de défense. On arme la tour située à l’entrée du port et on a renforcé la garnison qui n’était que de quelques hommes et qui est maintenant portée à 200. Des pièces de canon ont été placées au fort Montebello. On a fait de nombreuses provisions de grains et de farines; le tout est arrivé sur des bâtiments anglais. D’un autre côté, on parle d’une flotte qui amènerait plusieurs mille hommes de troupes de débarquement; mais, on ne dit ni de quelle nation serait cette flotte, ni d’où elle viendrait, ni dans quel but. Serait-ce pour prendre Porto-Ferrajo ou pour en enlever Bonaparte? Il faudrait beaucoup de monde, si, toutefois, il restait à Bonaparte assez de forces pour défendre cette place qu’on appelle « Un petit Gibraltar ». Néanmoins, avec du temps, elle tomberait, et promptement peut-être, à cause de la faiblesse de la garnison qui s’y trouverait. Car, il est douteux qu’on pût s’attendre à une coopération bien active de la part des habitants. Une autre nouvelle qui circule sourdement dans l’Ile, c’est la prochaine arrivée de Marie-Louise; le bruit, non réalisé, de son départ de Vienne pour Parme aura donné lieu à cette rumeur très peu vraisemblable. L’orgueil et la politique de la maison d’Autriche ne peuvent pas permettre, ainsi, à une de ses Archiduchesses de courir après un exilé, qui lui a fait tant de mal et qui serait prêt à recommencer, s’il en avait le moyen. Une pareille inconvenance afficherait trop, d’ailleurs, l’intention du Cabinet de Vienne de faire de Bonaparte un nouvel instrument éventuel de calamité et, si ce cabinet le laissait sortir de son île, les premiers dangers seraient pour lui, en Italie. Ainsi, ce sont probablement là des romans. La seule chance, en ce moment, pour Bonaparte, semblerait être que Murat, ne se fiant plus à la garantie de l’Autriche, jetât le masque dont il se couvre et appelât son ancien maître à l’aider dans le soulèvement de l’Italie. Mais, Mura t doit sentir que ce concours serait sa perte, quel qu’en fût le résultat, puisque une fois Bonaparte à la tête d’une armée, il prendrait son auxiliaire pour première victime. Ces incertitudes, sur le présent et sur l’avenir, n’empêchent pas la princesse Borghèse de donner de grands dîners à sa campagne de San Martino, à laquelle Bonaparte se rend souvent. On ne voit plus d’affluence d’étrangers à l’Ile d’Elbe, comme au commencement du séjour de l’ex- Empereur ; il s’en présente peu. Les difficultés qu’on fait, pour les recevoir, les éloignent naturellement. S’il y a du mystère autour de Bonaparte, il le concentre dans son cabinet ; il le couvre d’une tranquillité apparente et ne laissé rien percer, quelque attention qu’on porte à le deviner. Il est de plus en plus difficile de pénétrer à Porto- Ferrajo et il faut maintenant des passeports en règle pour débarquer; on les visite très exactement. Les napoléons d’or et les pièces de cinq francs circulent en abondance, mais la petite monnaie manque, ce qui contrarie beaucoup les marchands au détail et les petits bourgeois. Les vivres sont à très bon marché, ainsi que les objets nécessaires à la vie. Il existe des magasins de subsistances, surtout en farines, grains, riz et légumes secs, pour quatre ans. Il y a, aussi, une très grande provision de munitions de guerre avec trois cents pièces de canon, dont deux cents établies en batteries sur les points abordables de l’Ile; Bonaparte les a fait placer, lui-même, de concert avec le général Bertrand. Ensuite, ayant reconnu quelques points escarpés, mais abordables, il y a fait faire des travaux. Cent pièces de canon sont en réserve et Bonaparte veut encore en augmenter le nombre. On croit, dans l’Ile, que le motif de ces dispositions est le bruit qui a couru que les Puissances alliées voulaient transporter Bonaparte dans une île plus éloignée. On assure qu’on l’a entendu dire pendant une parade : « Toutes les Puissances réunies ne pourront pas me forcer à quitter l’île, malgré moi. Si elles viennent m’y attaquer, je m’y défendrai jusqu’à la mort ». Il y a quelques mois, plusieurs personnages sont venus dans l’Ile; on n’a pas su leurs noms. Ils ont été introduits à la cour avec étiquette. On parlait d’un voyage de l’Archiduc Charles , mais il n’a jamais paru. Bonaparte a 1.500 hommes de garde et 3 à 400 Polonais, ce qui fait 1.900 à 2.000 hommes. Il les passe souvent en revue. Il mène une vie très active, travaille beaucoup et se promène assez souvent. Il fait pratiquer des routes et bâtit un château dans le genre du Luxembourg. Les habitants l’aiment, car jamais ils ne se sont vus si riches et n’ont eu un commerce aussi actif. Dans les mois d’octobre, novembre et décembre, il est arrivé à l’Ile d’Elbe beaucoup de militaires français, soldats et officiers de différents grades, mais Bonaparte ne les a pas gardés, il les a tous envoyés à l’armée de Murat. On a entendu un officier supérieur, venant de France, dire à Bonaparte : « Votre Majesté n’a qu’à paraître sur un point de la France. Elle sera bien reçue ! Elle aura les trois quarts des Français, pour Elle, ainsi que l’armée. Tout le monde est très mécontent! » Il a répondu sans s’émouvoir : « Le moment n’est pas encore venu », puis il a fait quelques pas, s’est retourné et a dit à cet officier : « Allez rejoindre l’armée du Roi de Naples ». En terminant, je ferai remarquer que le soldat de qui je tiens tout ce récit, se propose, dit-on, malgré son congé absolu, de retourner, au mois de mars, à l’Ile d’Elbe. Il prétend s’ennuyer ici, quoiqu’il y ait sa femme et ses enfants. On m’assure qu’il leur à apporté dix mille francs. Je fais vérifier ce qui en est, ainsi que les motifs de son retour, et si ce ne serait pas un agent d’intrigues ; son récit paraît assez étrange et fort exagéré, en ce qui concerne les forces de l’Ile d’Elbe. »
(Georges Firmin-Didot, « Royauté ou Empire. La France en 1814. D’après les rapports inédits du comte Anglès », Maison Didot, Firmin-Didot et Cie, Éditeurs, 1897, pp.244-249).
Au début de la première Restauration, le comte Jules Anglès (1778-1828) est nommé par Louis XVIII « Commissaire du gouvernement provisoire à la police générale de la police du Royaume par intérim », dépendant du comte Beugnot, ministre de l’Intérieur. En décembre 1814, Anglès prend définitivement la Direction de la Police du Royaume, par suite de la nomination de Beugnot comme ministre de la Marine.