« 16 Février 1815. — On dirait, à voir la sécurité extérieure qui règne autour de Bonaparte, qu’il a la certitude que le Congrès ne songe point à changer sa position et que l’état des affaires, en Italie, n’en est pas encore venu au point de l’intéresser. Il s’étudie à jouer, aujourd’hui, l’indifférence avec autant de soin qu’il en mettait, autrefois, à faire le maître de tout en France et presque en Europe. L’homme le plus ambitieux et le plus dissimulé que le monde ait eu, en serait-il à s’avouer que tout rôle est fini pour lui ? Ou cette apparente conviction ne serait-elle pas, elle-même, un rôle recommandé par la prudence, au moins jusqu’après le Congrès, pour ne pas donner un dangereux éveil sur son compte ? Les avis se partagent entre ces deux hypothèses. Mais, la dernière est la plus vraisemblable, à moins que le principe de l’activité physique et morale ne soit usé chez lui, par l’abus même qu’il en a fait. Rien ne transpire sur la position de Bonaparte, vis à vis de la cour de Vienne, ni sur le canal de ses relations avec Marie-Louise, quoique, assurément, il n’ait pas dû négliger d’en entretenir, dans une circonstance si décisive pour lui. Il ne parle jamais d’elle et même très peu de son fils. Il garde la même réserve sur Murat. Ce silence, de sa part, est si peu naturel qu’il doit tenir à quelque combinaison profonde. Le carnaval a été fêté à Portoferraio; il a consisté en bals masqués, selon le goût d’Italie. La princesse Borghèse, qui s’efforce d’échapper à l’ennui qui la dévore, a donné un bal aux officiers de la maison de son frère, à ceux de sa garde et à un certain nombre d’habitants du pays. Les bourgeois de Portoferraio l’ont rendu, dans le nouveau théâtre qui vient de s’achever; Bonaparte avait promis de s’y rendre, mais il s’en est dispensé. Les difficultés qu’on a opposées aux étrangers les. ont dégoûtés, ou la curiosité s’est lassée ; il n’en vient plus dans l’Ile. Lord Campbell y est arrivé, depuis peu, venant de Gênes sur une corvette anglaise qui est dans le port. Du reste, cette visite n’a rien d’anormal, car il en fait, de temps à autre, et repart, généralement, après quelques jours. Pour compléter ces renseignements, voici ce que m’écrit mon agent à Porto-Ferrajo : « Le capitaine Vantini, fils du chambellan de ce nom et frère de la sultane favorite, est de retour, depuis le 24 janvier, par la voie de Piombino. Il aura, sans doute, apporté des nouvelles du continent d’Italie, mais il n’en a rien transpiré, non plus que sur ce qu’il y a été faire et jusqu’où il a été ». « On travaille à fortifier le fort Montebello, ce qui indique l’intention d’un séjour prolongé ici et l’envie d’y être en sûreté, contre les coups de main ou les surprises ». «Le brick le Napoléon avait été jeté sur la côte par les vents; il en a été relevé et est désarmé maintenant et rentré dans le port. On n’a pas l’air de mettre une grande activité pour le réparer ». « Voilà vingt jours que le vent est très contraire à nos communications avec les côtes voisines; elles ne peuvent avoir lieu que par le canal de Piombino qu’on traverse presque en tout temps ». Le Général Cambronne ne paraît pas très occupé, puisqu’il vient de passer trois jours à une chasse ». Le feu a pris chez le Grand-Maréchal Bertrand, le 16 de ce mois; il a été éteint presque de suite, avant les dégâts… En résumé, tout est très monotone dans une île comme celle-ci et si Bonaparte a des secrets, on ne peut guère se flatter de deviner un homme qui a tant d’intérêt à s’envelopper et qui a une si longue habitude des ruses de la politique et de la fausseté . D’autre part, certains renseignements qui me sont parvenus de Lyon me prouvent que Madame Bertrand entretient, de l’Ile d’Elbe, une correspondance suivie avec Lady Well, une Anglaise, qui est en ce moment à Paris et qui, pendant la dernière guerre, était à Lyon, avec son mari. Mme Bertrand, dans une de ses dernières lettres, mande à son mari que Bonaparte est bien portant et qu’il a, depuis quelque temps, l’air très préoccupé d’affaires importantes. Un grenadier venant de l’Ile d’Elbe, est arrivé à Lyon. On lui a parlé des plans que Bonaparte peut former en ce moment; il a répondu qu’on les ignorait dans l’île, mais que Bonaparte avait l’air satisfait et, qu’en passant sa garde en revue, au commencement de janvier, il avait dit à quelques-uns de ses soldats : « Mes enfants, vous vous ennuyez, mais le chemin s’élargit et il est encore long ». Ce grenadier a répété la même chose à d’autres individus. Il serait à désirer qu’on soumît à une stricte surveillance, jusqu’à leur destination, les individus qui arrivent de cette île, ou même simplement d’Italie. Du reste, le préfet des Bouches-du-Rhône a prescrit un recensement des étrangers qui se sont fixés depuis peu, à Lyon. On saura, ainsi, ce qu’y viennent faire des individus qui n’ont aucun moyen connu d’existence, qui battent le pavé et font retentir les lieux publics de vociférations contre le gouvernement. Ces étrangers peuvent devenir, en ce moment, d’autant plus dangereux que les têtes ne s’exaltent que trop en raison des troubles d’Italie. »
(Georges Firmin-Didot, « Royauté ou Empire. La France en 1814 d’après les rapports inédits du comte Anglès », Maison Didot, 1897, pp.256-260)