« 12 Mars 1815.-La correspondance, que j’ai sous les yeux, me présente les départements sous un aspect qui n’a, jusqu’ici, rien que de satisfaisant pour la cause royale. Partout, le débarquement de Bonaparte a été appris avec une surprise mêlée d’indignation; partout, les autorités se sont mises en mesure de réunir les gardes nationales et de préparer des moyens de défense, si l’ennemi approchait. Au milieu de ce mouvement, presque général, des esprits, on n’aperçoit que quelques points où percent d’autres sentiments, d’autres dispositions, et c’est seulement parmi les troupes. On serait tenté de croire que nous touchons au moment de voir l’étrange spectacle d’une armée, se séparant de la nation dont elle est sortie et qu’elle doit défendre, pour se choisir un chef à elle seule et l’opposer au monarque que les vœux des Français ont rappelé sur le trône de ses pères et qu’ils sauront y maintenir, si la force militaire ne triomphe pas, momentanément, d’eux-mêmes. Au reste, à Paris, la journée d’hier et la nuit ont été aussi calmes qu’on pouvait le désirer. Nul symptôme de révolte n’a percé, quoique l’esprit de la masse soit loin d’être satisfaisant. Bonaparte est haïe autant que le Roi est aimé, mais on commence à redouter l’approche de l’Usurpateur. La dépêche télégraphique insérée dans le Moniteur d’hier a porté, sous ce rapport, le coup le plus fatal. On a, de suite, vu Bonaparte entré dans Lyon, avant même qu’il y fût, les princes en retraite et les troupes en défection. Dès lors, l’espérance de voir le gouvernement légitime se soutenir, a été fort ébranlée chez un très grand nombre même de ses serviteurs les plus dévoués. On a su que la plupart des personnes de la cour faisaient emballer chez elles, demandaient en toute hâte des passeports et achetaient de l’or à tout prix. L’effet de ces dispositions a été tel, que presque tout le monde criait, hier au soir, que le Roi devait partir la nuit dernière. Il semblait qu’il n’y eût plus d’incertitude que sur la route qu’il suivrait. Une foule de personnes, qui sont désolées de la seule idée d’un changement, commençaient déjà à s’y préparer, comme il arrive dans un pays démoralisé par tant de révolutions et où les serments ne sont malheureusement plus, aux yeux d’une multitude d’individus, que la promesse d’obéir au plus fort et de le servir fidèlement, pendant qu’il conservera la puissance. Déjà, les projets d’un gouvernement provisoire volaient de bouche en bouche; chaque parti à le sien et pousse ses créatures. Il est même remarquable qu’en cela on a l’air de ne songer qu’au moyen le plus simple de garantir la tranquillité et de prévenir le pillage. Un mouvement très vif d’enthousiasme éclata, hier, vers une heure, autour des Tuileries. On Y parla de courir aux armes et d’aller en demander à M. le préfet de la Seine. Ceux qui dirigeaient cet élan se mirent en route, mais ils ne furent point suivis et finirent par se dissiper eux-mêmes. Bientôt on fut persuadé que la dépêche, dont on avait donné lecture, et qui annonçait une victoire de M. le duc d’Orléans sur Bonaparte, n’était qu’une feinte et que le courrier qui l’avait apportée était parti le matin même des Tuileries. On en conclut que les affaires allaient encore plus mal, au Midi, qu’on ne le publiait, puisqu’on croyait avoir besoin, pour relever les esprits, de recourir à une ruse et le découragement ne fit que s’accroître. Chacun s’entretient des mesures qu’il conviendrait d’adopter, mais personne n’est d’accord; on attend le signal du gouvernement que l’on croit lui-même partagé. La garde nationale a les meilleurs sentiments; l’immense majorité y est pour le Roi et fait des vœux ardents, en sa faveur, contre le tyran qui menace la France d’une guerre civile et d’une guerre étrangère; mais, à en juger par ce que disent les chefs, on ne peut guère compter sur cette garde que pour le maintien de l’ordre dans Paris. Peu d’hommes consentiraient à aller se battre, si Bonaparte approchait à la tête d’un corps nombreux.
(Georges Firmin-Didot, « Royauté ou Empire. La France en 1814. D’après les rapports inédits du comte Anglès », Maison Didot, Firmin-Didot et Cie, Éditeurs, 1897, pp.285-288).