« 14 Mars 1815. — La physionomie apparente de Paris a été, aujourd’hui, plus calme qu’hier, mais le peu de confiance dans les dispositions des troupes et l’effroi de la guerre civile dominent dans l’esprit du grand nombre et ajoutent à l’indignation contre Bonaparte. Ses partisans présumés sont aussi fort inquiets. Ils sentent que, l’armée se partageant, il ne s’agit plus, comme ils s’en étaient d’abord follement flattés, d’une promenade de Lyon à Paris, mais d’une lutte qui deviendra sanglante, d’un déchirement qui peut être fatal à tous et à la France entière. Le zèle et le dévouement qui éclatent, dans une partie de la population, ne rassurent pas, à beaucoup près, tout le monde contre les dangers de la marche de Bonaparte qu’on dit être parti, le 12, de Lyon. On craint qu’il se recrute, en route, de la plupart des garnisons ou des corps qu’il rencontre et l’on n’a pas l’entière confiance que, lorsque les troupes, qu’on réunit autour de Paris, seront devant les siennes elles consentent à se battre contre lui.
Propos recueillis dans les casernes. Le sort de la capitale est dans cette question, dont la solution est loin de dépendre absolument des dispositions des généraux et des officiers eux-mêmes. Les propos que l’on recueille dans les casernes de Paris ne laissent que trop de doute à cet égard. Les soldats n’y parlent pas mal du Roi, ils rendent même justice à sa bonté, mais ils ne montrent aucune résolution de tirer sur Bonaparte, s’il se présente devant eux. Je trahirais mes devoirs envers le Roi si je lui cachais les nombreux rapports qui m’arrivent en ce sens, tout pénible qu’il me soit de faire à S. M. de telles communications. Le bruit qui circule sourdement, parmi les bonapartistes, c’est que leur chef sera lundi près de Paris et qu’il cherchera à y entrer, ce jour-là, parce qu’il a toujours eu la manie des anniversaires et que c’est celui de la naissance de son fils. On a tant parlé, autour de la cour, de l’arrestation des principaux d’entre eux, qu’ils sont presque tous cachés. Il n’est donc pas étonnant qu’on n’ait pas trouvé Carnot chez lui. Pour que des mesures de police réussissent, il faudrait ne pas commencer à en menacer hautement ceux qu’elles doivent atteindre, comme on le fait depuis plus de dix jours. Il n’y a, dès lors, plus de secret possible. Cette disparition a, du reste, une sorte d’avantage, elle rend très difficile tout concert et toute action combinée entre les meneurs d’un complot. Aussi, quoiqu’il soit de mode d’accuser continuellement la police, au risque de briser ses ressorts moraux, il est remarquable que pas une des proclamations de l’Usurpateur n’a, jusqu’ici, été affichée ni même colportée dans Paris. Elles n’y sont même pas connues de la plupart de ceux qu’on répute d’ordinaire ses complices; ce qui prouve, ou que les relations, entre eux, ne sont pas aussi libres qu’on le débite, ou que l’autorité chargée de la surveillance n’est pas aussi impuissante et aussi inhabile qu’on cherche à le persuader. Beaucoup trop de gens se mêlent de police sans y rien entendre : on est ainsi, sans cesse, écrasé d’une multitude de rapports mensongers dont l’inutile vérification fait perdre âmes agents un temps précieux qu’ils emploieraient utilement à poursuivre des traces plus importantes; mais, si l’on écarte l’avis le plus invraisemblable, celui même dont la fausseté a déjà été démontrée, il revient par les organes les plus respectables et l’on est près du soupçon, dès qu’on n’adopte pas tout ce qu’il plaît à un zèle aveugle d’accréditer.
Quelle découverte essentielle, échappée à ma police, a cependant été faite, jusqu’ici, par les plus inquiets investigateurs ! »
(Georges Firmin-Didot, « Royauté ou Empire. La France en 1814. D’après les rapports inédits du comte Anglès », Maison Didot, Firmin-Didot et Cie, Éditeurs, 1897, pp.291-294).