Arthur Chuquet ,dans son ouvrage intitulé « Le Départ de l’île d’Elbe » (Editions Ernest Leroux,1921, pp.193-199), revient sur l’échappée incroyable de l’Empereur …
« En réalité, les Anglais avaient manqué de prévoyance et de vigilance. Aussi, partout, à Vienne, à Rome, à Turin, à Paris ils disaient qu’ils étaient sincèrement affligés de l’événement et ils cherchaient à s’excuser. « Qui nous avait chargés, s’écriait lord North, d’arrêter Bonaparte ? »
« Sommes-nous, objectait sir Charles Stewart, en guerre avec Napoléon, et quel droit avions-nous de le surveiller? »
Lorsque le marquis d’Osmond blâmait Campbell, lorsqu’il remarquait que le cabinet britannique n’avait pas attaché à la croisière de l’île d’Elbe toute l’importance qu’elle méritait des Anglais lui répliquaient: « Quelle mission avait donc le colonel ? Était-il le gardien de Bonaparte ?»
C’est ce que répondirent pareillement les ministres Castlereagh et Liverpool au Parlement lorsqu’ils essayèrent de se justifier eux et leur agent. « Bonaparte, disaient-ils, n’était pas prisonnier ; il était souverain de l’île d’Elbe et tant qu’il ne violerait pas les traités, il devait être réputé libre. Le colonel Campbell, ajoutaient-ils avait une mission très difficile et très délicate; il ne pouvait exercer sur Bonaparte une surveillance quotidienne que Bonaparte n’eût pas d’ailleurs tolérée; qu’aurait-il pu faire s’il avait été là lorsque l’Empereur s’éloigna?
Ce que Campbell aurait pu faire ! Campbell lui-même a répondu. Il aurait tiré sur l’Inconstant : la corvette anglaise aurait à elle seule arrêté la flottille française ; quelle alarme elle donna lorsqu’on la vit le 24 février rentrer à t’improviste dans le port ! Pons ne dit-il pas que l’expédition n’était pas de force à surmonter un pareil obstacle ? Napoléon ne reconnaît-il que l’Inconstant était un frêle navire? Burghersh n’écrit-il pas que ce faible et petit brick n’aurait rien pu contre la Perdrix et que les autres bâtiments, petits et chargés de troupes, n’auraient même pas tenté de forcer le passage ?
Mais Campbell s’ennuyait, se morfondait à l’île d’Elbe. Inquiet, remuant, vaniteux, convaincu qu’il avait du flair et le talent de surprendre les secrets de l’ennemi, il demandait à Castlereagh la permission d’aller à Naples observer le roi Murat. Le ministre refusa, et « l’Argus britannique de Porto-Ferrajo », comme le nommaient les Français, voulut se distraire. Il fit des fugues en Toscane. Amour, quand tu nous tiens ! Vainement Burghersh blâma plusieurs fois ses absences aussi longues que fréquentes. Vainement Burghersh le pria de rester à son poste au moins jusqu’à la fin du Congrès et de rendre visite à Bonaparte, non pas de temps en temps, mais très souvent. Vainement Burghersh, lorsqu’il vit Campbell à Florence au milieu du mois de février, l’engagea vivement à regagner l’île d’Elbe sans aucun délai. Le colonel n’écouta pas Burghersh. S’il avait quitté Florence dès le lendemain de son arrivée, il serait rentré à Porto-Ferrajo le 24 ou le 25 février, la veille ou l’avant- veille du départ de Napoléon. « Que de tracas, disait-on à Paris, nous cause son amourette ! »
Les royalistes firent de semblables reproches au gouvernement des Bourbons. Le maréchal de camp Bertrand de Civray, qui commandait le département du Var, avait assuré l’année précédente, au commencement du mois de juin, qu’un colonel anglais ne quittait pas Napoléon et une frégate anglaise restait toujours mouillée à l’entrée de Porto-Ferrajo soit comme protectrice, soit comme surveillante. Le 3 mars 1815, le préfet du Var, Bouthillier, mandait à Paris que cette frégate britannique aurait dû s’opposer à l’évasion de l’Empereur, « Il est affreux de penser, s’écriait-il, que Bonaparte et ses mille hommes soient sortis dé l’île d’Elbe sans être vus de la frégate en croisière ! » Mais Une frégate suffisait-elle ? Pourquoi, disaient les royalistes, le ministre de la marine n’avait-il pas envoyé dans les eaux de Provence deux frégates au moins ? N’auraient-elles pas coulé bas la flottille de Bonaparte ?
Le ministre de la marine- c’était Beugnot-sut trouver des excusés. Il rappela que Bonaparte était souverain de l’île d’Elbe et avait un pavillon reconnu ainsi qu’un brick donné par la France ; qu’un seul agent des puissances. Si le commissaire anglais Campbell résidait à Porto-Ferrajo ; que le gouvernement des Bourbons pouvait, quelles que fussent ses défiances, mettre le pays en état de blocus; qu’il avait, à vrai dire, défendu à ses équipages de ouiller à Porto-Ferrajo; mais que deux frégate la Melpomène et la Fleur-de-lys, croisaient, l’une au nord, l’autre au sud de Capraja, et devaient s’attacher au navire qui porterait Napoléon et ses troupes. C’est pourquoi la Fleur-de-lys, commandée par Garat, était, sur l’avis de Campbell, partie à la recherche de l’Inconstant. Néanmoins, ajoutait Beugnot, pendant une longue nuit ou à la suite d’un coup de vent, l’Empereur pouvait toujours s’échapper de l’île d’Elbe, quel que fût le nombre des bâtiments de croisière, et pour le surprendre dans la traversée, il ne fallait compter que sur le hasard. Encore si la Fleur-de-lys avait accosté l’Inconstant, les marins qui la montaient, étant bonapartistes, auraient acclamé et aidé le fugitif.
Bruslart, le gouverneur de la Corse, mis en cause, lui aussi, se justifia de même que Beugnot. A un dîner chez le prince de Condé, sous la seconde Restauration, il disait que lorsqu’il était à Bastia, il voyait l’île d’Elbe de son lit. « il n’y a pas de quoi se vanter », remarqua quelqu’un. Bruslart entendit ce propos désobligeant. « Vous ignorez, reprit-il, combien la mer est une large route. Vous ignorez que les vents ne permettent aucune communication ni à temps ni à jour fixe, que les brouillards masquent souvent la direction, que Bonaparte avait le droit de faire naviguer un brick de guerre et par là toute surveillance était plus difficile. »
Garat qui commandant la Fleur-de-lys, a pareillement plaidé sa cause avec habileté. Selon lui, ni son vaisseau, ni la Melpomène, les deux seules frégates françaises qui fussent chargées de surveiller l’Empereur, ne pouvaient empêcher son évasion. Toutes deux ne devaient relâcher en aucun cas à Porto-Ferrajo, l’unique port de ces parages. Elles n’entretenaient aucune intelligence avec la terre. Elles n’avaient ni petits bateaux ni mouches ni avisos. Et Porto- Ferrajo est situé à deux lieues et demie du continent d’Italie. Porto-Ferrajo est entouré de six îles et de deux écueils dangereux qu’on appelle les « Fourmis » ! N’aurait-il pas fallu, conclut Garat, un extraordinaire coup de fortune pour que l’une ou l’autre frégate réussit à arrêter ou même à voir le brick impérial qui pouvait d’ailleurs se jeter à la côte ?
Etait-il donc nécessaire, comme écrivait Wellington, d’abord de connaître l’intention de « Bony », et ensuite, d’avoir le 26 février, à ta hauteur de l’île d’Elbe, quelques-uns des six vaisseaux de ligne britanniques de la Méditerranée ?
Un prisonnier sait mieux que personne les moyens auxquels ses geôliers doivent recourir pour qu’il ne s’évade pas. Napoléon a dit ce que les Bourbons ou les Anglais auraient dû faire. Rien n’était plus simple. Ils n’avaient qu’à entretenir une croisière de deux frégates : l’une aurait été constamment dans le port; l’autre, constamment aux aguets et sous voiles.
N’avouait-il pas avant de quitter l’île d’Elbe, que, s’il différait son départ, les Bourbons et l’Angleterre s’entendraient pour le faire garder à vue par leurs vaisseaux ? »