« La capitale ouvrant ses portes aux hordes étrangères ; les drapeaux ennemis détrônant dans nos murs les couleurs françaises; d’indignes citoyens s’attelant au char de triomphe de nos vainqueurs; d’autres , forcés de cacher leurs pleurs et leurs cicatrices; — voilà ce que j’ai raconté dans mes souvenirs de 1814; voilà ce que j’ai encore à redire. J’ai malheureusement été, deux fois dans une année, témoin de ce que des siècles ne semblaient pas pouvoir reproduire. A peine l’armée française eût-elle pris, morne et désespérée, la route d’Orléans, que Paris prit un nouvel aspect: la joie brilla sur toutes les physionomies qui s’étaient cachées pendant l’interrègne. Dès le soir de l’évacuation, on apprit que le Roi et sa famille étaient à Saint-Denis, se disposant à faire leur entrée solennelle, le jour suivant. La belle occasion de faire parade de dévouement, pour les hommes du lendemain, ces intéressantes victimes, arrivant à point nommé pour se faire escompter en places et en rubans les dangers courus et les persécutions essuyées par le courage réel qui se tait! Aussi Dieu sait avec quel empressement l’élite royaliste se précipita vers Saint-Denis pour saluer, la première, le retour des exilés. Comme les barrières étaient encore au pouvoir des vétérans et de la gendarmerie, cocarde tricolore en tête, chaque fidèle avait la peine de passer devant ces mécréants, avec sa cocarde blanche en poche; ce n’était que dans la plaine que ce symbole de la vieille monarchie sortait de l’ombre et brillait aux bonnets des gardes nationaux, aux chapeaux bourgeois et même à beaucoup de chapeaux féminins. Le beau sexe, il faut en convenir, était terriblement royaliste; Nîmes, Marseille et Montauban en garderont longtemps la mémoire. Or, qu’arriva-t-il ? C’est que les officiers de garde aux barrières, vexés de démonstrations semblant insulter à leurs sentiments patriotiques , se permirent une petite vengeance qui fit beaucoup rire aux dépens des chevaliers de la fidélité, qui s’étaient rendus à Saint-Denis. Les grilles furent impitoyablement fermées à l’heure dite, et refusèrent de s’ouvrir à des milliers de traînards qui vinrent s’y heurter. Il fallait passer la nuit à la belle étoile ou retourner à Saint- Denis; la foule prit son parti en brave: on forma donc des danses rondes dont les refrains n’épargnaient guère les oreilles des bonapartistes ; femmes, enfants, jeunes gens , vieillards, tout s’enlaça par la main aux cris de Vive le Roi! Cette séance nocturne aux barrières fut appelée Campagne sentimentale de Saint-Denis. C’était une campagne comme une autre à porter sur ses états de services. La colonne des actions d’éclat et blessures pouvait s’enrichir de l’ardeur déployée, sous les yeux de l’ennemi, par certains coryphées entonnant la ronde célèbre alors :
Rendez-nous notre père
De Gand,
Rendez-nous notre père.
ainsi que des rhumes de cerveau attrapés, par d’autres, en dansant à la belle étoile. »
(E. LABRETONNIERE: « Macédoine. Souvenirs du Quartier Latin dédiés à la jeunesse des écoles. Paris à la chute de l’Empire et durant les Cent-Jours », Lucien Marpon, Libraire-éditeur,1863, pp.282-285).