Après avoir fait à Vitoria un séjour de plus d’un mois et ne voyant aucun espoir de rejoindre mon régiment par la route de Valladolid, je consultais le général en chef sur le parti que j’avais à prendre et il me conseilla de retourner à Bayonne pour prendre la route de Saragosse et de Valence et de profiter de l’occasion d’un convoi qui devait ramener en France le maréchal duc de Raguse, blessé à la bataille d’Alba de Tormès ; en effet ce convoi arriva le 22 septembre à Vitoria, il y séjourna le 23 et j’obtins de M. le duc la permission de partir avec lui, nous repassâmes dans les mêmes gîtes que pour venir à Vitoria. L’escorte de M. le duc était nombreuse et bien choisie. Il y avait en cavalerie 5 compagnies d’élite, 2000 hommes de cadres de troisième et quatrième bataillons, 2 pièces de canon et un nombre prodigieux d’officiers isolés, elle marchait avec beaucoup d’ordre, avec trop d’ordre peut-être, car cette marche ressemblait à un triomphe. Le maréchal sur son brancard était au milieu du convoi avec une compagnie d’élite devant et une derrière, dix grenadiers de ces compagnies avaient les mains appuyées sur le brancard, des laquais le précédaient et le suivaient, nul sous aucun prétexte ne pouvait dépasser la litière. Le général Bonnet blessé à la même affaire suivait dans une litière ainsi que le major Ducheyron, du 66e d’infanterie mort en arrivant à Bayonne. Avant d’arriver à Emany, nous rencontrons une colonne française de 2.000 hommes environ et 150 chevaux ; le général qui la commandait et dont je ne me rappelle pas le nom, nous dit que les Anglais avaient opéré un fort débarquement à Guetaria, éloigné de 4 ou 5 lieues de là et qu’il avait été forcé à la retraite ; cependant cette retraite nous parut un peu précipitée, puisqu’il n’était pas suivi et qu’il avait à peine échangé quelques coups de fusil. Le maréchal lui dit des choses assez dures et nous continuons notre chemin croyant d’après ce rapport rencontrer l’ennemi. Nous ne vîmes aucun parti et nous arrivâmes fort paisiblement à Yrun. Là les bruits de débarquement paraîssaient certains, et un convoi très considérable d’habillement qui venait enfin de sortir de Bayonne, reçut ordre de rentrer en France. Je restai un jour à Yrun pour voir ce que cela allait devenir et ne voyant rien de nouveau, je partis le lendemain pour Bayonne. En mettant pied à terre, j’allai avec le colonel Duchastel du 21e régiment de chasseurs voir le général L’Huillier qui nous reçut fort mal, c’est-à-dire comme des gens qui se sauvent de l’Espagne. Nous eûmes toutes les peines du monde à lui faire comprendre que nous n’en étions sortis que pour y rentrer le lendemain par une autre route; il ne nous mit néanmoins en réquisition pour aller commander la cavalerie qui allait marcher contre les Anglais; un régiment d’infanterie qui arrivait de l’intérieur à Bayonne ne s’y arrêta pas et poussa le même jour jusques (sic) à Saint-Jean de Luz, cependant lorsqu’on eut vérifié les faits, ce fameux débarquement se réduisit à rien ou à fort peu de chose et on nous laissa tranquille.
Je trouvai à cette époque à Bayonne, le général Souham qui allait y prendre le commandement de l’armée de Portugal, j’aurais bien désiré repartir avec lui, mais je craignais de perdre un tems (sic) parce que l’on parlait de la prochaine jonction des armées du Midi et d’Arragon (sic) à Valence, et je me mis en route pour Pau où j’arrivai le 1er octobre.
Je n’avais jamais entendu parler de Pau comme d’une ville agréable, cependant on vante beaucoup de villes en France qui, selon moi, sont loin de la valoir, d’abord cette ville est située dans un pays agréable et fertile, il y a des promenades de la plus grande beauté et où l’on jouit d’une vue admirable, un fleuve qui arrose ses murs et des accidents de terrain très répétés font une espèce de jardin de tout le pays qui entoure la ville, la vie y est à très bon compte, les habitans (sic) en paraissent bons et affables, et certes, pendant le peu de jours que j’ai passé à Pau, mon tems (sic) n’a pas été à regretter et je m’y suis fort amusé.
Je pars à Pau le 5 octobre pour aller coucher à Oloron, ville autrefois très commerçante à cause de son voisinage de l’Espagne et de la contrebande que facilitent les montagnes qui l’avoisinent. Le chemin de Pau jusques (sic) là traverse des pays fort agréables, on ne peut sortir de France par une route qui laisse de plus aimables souvenirs, le 6 je vais à Bedous. C’est un triste et malheureux village, dans un triste et malheureux pays ; j’arrivai le 7 à Urdos, dernier village français. Il est comme tous ceux des montagnes fort resserré et surtout très pauvre. A deux lieues avant d’y arriver, le chemin devient impraticable pour les voitures et même souvent très mauvais pour les chevaux et les bêtes de somme. On nous fait remarquer un rocher immense taillé à pic par la main des hommes, et l’on nous dit que c’est par les Carthaginois, commandés par Annibal lorsqu’il quitta les Espagnes pour marcher contre Rome. C’est une chose curieuse que les garnisons de ces villages frontières, autant -vaudrait n’en point avoir; car quelle résistance pourraient opposer 15 ou 20 soldats, mal armés, mal vêtus et malheureusement souvent mal commandés ? Les paysans des montagnes que j’ai parcouru dans ces cantons, parlent comme ceux des Alpes un français assez pur. Je ne pense pas cependant que la même cause opère les mêmes résultats, on voit beaucoup plus de Savoyards à Paris que d’habitans (sic) des Pyrennées (sic). Ceux-ci m’ont dit qu’ils ne quittaient gueres (sic) leur retraite que pour aller dans les environs, soit en Espagne, soit en France ; ils ont aussi une réputation d’intégrité et de bonne foi comme les autres et je crois qu’ils la méritent.
L’entrée en Espagne par cette route est fort dangereuse dans le rapport des chemins, car on ne parle pas encore de brigands. Nous partons le 8 à la pointe du jour avec dix soldats d’infanterie qui escortaient jusques (sic) à Jacca un convoi d’habillement pour l’armée d’Arragon (sic), le chemin devient de plus en plus difficile, on monte toujours, les montagnes n’offrent aucuns (sic) de ces beaux sites que l’on voit dans les Alpes; tout présente ici l’image du chaos et de la désolation ; arrivé enfin au col que l’on appelle ici Port (3), les chemins deviennent presqu’impraticables et surtout très dangereux parce qu’ils sont tellement rapides qu’on a été obligé d’y pratiquer des marches que les chevaux escaladent avec peine. On trouve au Port une auberge assez vaste où nous avons le bonheur de pouvoir manger une omelette, du pain et du vin assez bons. Il faisait un tems (sic) affreux, la pluie, le vent, la grêle et la neige fondue rendait les chemins beaucoup plus dangereux encore. A quelques cent toises de l’auberge on entre sur le territoire espagnol ; rien ne l’annonce qu’un mauvais bâtiment où se trouvait autrefois la douane et qui a été détruit. On redescend presqu’aussitôt, et la difficulté des passages fait qu’il y a plusieurs sentiers, chacun cherchant les endroits qu’il croit les moins dangereux, de sorte qu’il serait très facile de se perdre sans guides particulièrement lorsqu’il y a de la neige, attendu qu’on pourrait aller se jetter (sic) dans des vallées qui n’aboutissent qu’à des précipices où les pâtres vont mener leurs chèvres. Le chemin continue à descendre jusques (sic) à Campfranc (4), premier gîte en Espagne, il est impossible de dépeindre la misère des habitans (sic) de ce village. Cependant, malgré la malheureuse position dans laquelle ils sont, nous y avons eu de l’orge pour nos chevaux, on parle à Campfranc tout à fait la langue espagnole, on ne peut plus se faire entendre avec le français.
Nous quittons le lendemain 9 ce malheureux village et nous marchons avec un peu plus de précautions parce que quelquefois des partis de la bande de Mina viennent de tems en tems (sic) dans les vallées de Campfranc à Jacca et qu’en outre il y a des bandes de voleurs qui arrêtent sur les chemins les voyageurs de quelque nation qu’ils soient; nous arrivons heureusement à Jacca, située sur une haute plaine, le pays commence à redevenir riant et cultivé, et on retrouve le beau soleil de l’Espagne. Jacca est une ville assez considérable bien bâtie, et où il y a de bonnes maisons, il paraît qu’elle a peu souffert en comparaison du reste de l’Espagne pendant la guerre actuelle, les Français en sont toujours restés les maîtres, elle est déffendue (sic) par une citadelle régulière et assez forte, et surtout bien armée et approvisionnée. Le chef de bataillon Deshonties, gouverneur de la place, reçoit tous les officiers français avec une aimable cordialité, on obtient des magazins (sic) qu’il a formés tout ce que l’on peut désirer; il paraît administrer sagement le pays puisqu’il est content des habitans (sic) et que les habitans (sic) paraissent aussi l’être de lui. C’est dans cette ville que pour la première fois j’ai mangé dans une auberge; c’était chez une vieille française, bonne cuisinière, fesant (sic) toutefois beaucoup d’étalage de son savoir-faire, se plaignant amèrement de la cherté du pain et des denrées ; nous nous attendions après cela à déjeuner fort mal et à payer beaucoup ; au contraire, elle nous fit une cuisine fort recherchée, elle nous donna de bons vins et de différentes sortes, un dessert tout à fait galant, du carié (sic), des liqueurs. Enfin tout ce qu’on peut désirer, et tout cela pour 40 francs. Nous étions huit, en France, on en aurait demandé 200 et on aurait été moins bien servi ; je cite ce fait plutôt comme une chose extraordinaire que comme un objet de comparaison sur ce qu’il en coûte en France et en Espagne, parce que -tout est généralement plus cher – dans la péninsule.
Jusques (sic) alors je n’avais vu d’autres convois que ceux avec les quels (sic) j’avais voyagé ; tout y était purement militaire ; je n’avais par conséquent aucune idée des caravanes qui ont lieu dans ce pays à la suitte (sic) de grands événemens (sic), soit que l’on se porte en avant soit que l’on rétrograde. Ne pouvant quitter Jacca faute de troupes nécessaires pour traverser le pays jusques (sic) à Saragosse, le gouverneur m’engagea ainsi que mes compagnons, à attendre l’arrivée d’un convoi considérable composé de personnes de la Cour ou attachées au nouveau gouvernement, de blessés, de malades, et de gens enfin qui refluaient de l’Espagne sur la France. En effet, le lendemain 10 à onze heures du matin arriva un bataillon du 81e formant l’avant-garde et j’allai hors de la ville voir arriver ce fameux convoi. Les chemins pour venir de Ayerbé à Jacca étant absolument impraticables pour les voitures, tous ces grands seigneurs, toutes ces grandes dames avaient été obligés de les abandonner.
Je vis ce jour-là un des plus curieux spectacles que l’on puisse s’imaginer. Des dames dans des litières dorées portées par 20 paysans qui se relayaient de tems en tems (sic), d’autres en amazones et montant de superbes chevaux, d’autres sur des mules, celles-ci à califourchon sur des ânes, celles-là portées sur des chaises ajustées en forme de litière, quelques-unes n’ayant pu se procurer une monture marchand à pied dans la boue, quelques autres préférant se faire tenir sur des chevaux énormes de routiers français qui avaient aussi abandonné leurs chariots, des enfants sur des ânes et dans des paniers, d’autres portés par des paysans et suspendus sur un bâton dans une espèce de hamac, d’autres enfin tout bonnement portés à bras par les nourrices, des valets galonnés à cheval, des maîtres à pied, une suitte (sic) nombreuse de chevaux de main, un nombre prodigieux de mulets chargés de malles, de matelas, d’orge, de paille et de vivres de toute espèce. Ajoutés à cela des généraux français et espagnols ayant tous un cortège plus ou moins nombreux, des officiers, des soldats, les uns blessés ou malades et les autres bien portants, des dames et des seigneurs escortés au milieu de cette bagarre par des pages ou des gardes, tout cela marchant pêle mêle, au milieu des cris des blessés, des cantinières et des chansons grivoises des soldats bien portants et défilant dans le plus grand désordre après avoir bivouaqué la nuit précédente par un tems (sic) affreux. Cette marche a duré depuis onze heures du matin jusqu’à six heures du soir et il n’y avait pas 4 000 personnes dans le convoi. Chacun trouva à se caser tant bien que mal à Jacca et le lendemain désordre plus grand encore au départ parce que le danger avait cessé et que chacun s’en allait pour son compte.
Nous profitons du retour du bataillon du 81e et nous allons le lendemain à Ancenigo où avait bivouaqué le convoi la veille, nous nous jetons pêle mêle dans trois ou quatre maisons qui composent ce misérable hameau et le lendemain nous partons en bon ordre pour Ayerbé, où nous arrivons sans accident par un tems (sic) fort mauvais, il y avait une brigade de troupes italiennes de sorte que les logemens (sic) y étaient rares. Le capitaine de gendarmerie Mouchet, qui commande la place s’est fort bien retranché dans un ancien château maure, les brigands sont venus l’attaquer très souvent avec des forces supérieures, ils ont toujours été contraints de se retirer après des pertes inutiles ; nous apprenons le lendemain au moment de quitter Ayerbé, qu’un convoi et des couriers (sic) qui marchaient deriere (sic) nous venaient d’être vigoureusement attaqués à la tour des Maures distante de deux lieues et où nous avions fait halte la veille. Un détachement de 60 dragons Napoléon italien (sic), a chargé les brigands, leur a tué une trentaine d’hommes et a dégagé le convoi. Nous laissons à Ayerbé le bataillon du 81e et nous partons avec un détachement de 40 chevaux du 18e et du 22e dragons d’un escadron du 9e régiment de hussards et d’un bataillon, devant nous accompagner seulement jusqu’au village de Gurrea à 4 lieues d’Ayerbé. Nous faisons halte à une demi-lieue pour réunir le convoi, parce qu’on nous donne l’avis que quelques partis ennemis rôdent dans les environs; c’est là où je m’apperçois (sic) que mon chien, le fidèle Mylord, me manquait ; j’envoie un petit détachement pour le chercher, parce que nous étions encore en vue de la ville, mais on vient me dire, qu’on l’a vu parcourant la ville en poussant des cris affreux, qu’il est entré et ressorti vingt fois du logement que j’avais occupé, et qu’enfin il avait disparu. Je fus, je l’avoue, vivement affligé de cette perte. Nous marchons dans un pays découvert et stérile, laissant à droite le fleuve Gallego qui nous sépare d’un pays rempli d’insurgés, nous n’en voyons pourtant que fort peu dans un grand éloignement et après avoir fait halte dans un ravin fort agréable au village de Gurrea, nous nous remettons en marche et arrivons à la nuit à Zuera, petite ville ruinée en partie et dont la plupart des habitans (sic) se sont enfuis ; elle est située sur le bord du Gallego que l’on passe sur un pont en bois et adossée à des collines qui terminent l’immense plaine que nous venions de parcourir. Comme dans les gîtes précédens (sic) la troupe de la garnison est renfermée dans un castillo (petit château fort) pour éviter toute surprise de la part des bandes fort nombreuses dans ce pays, comme dans tout le Nord de l’Espagne. Les rapports que l’on nous fait là nous apprenent (sic) que la route jusqu’à Saragosse est infestée ; l’escadron du 9e de hussards, n’avait pas ordre de dépasser Zuera de sorte qu’il ne nous restait que les 40 dragons venus de France et qui pour la plupart étaient des enfants ; nous sollicitons en vain le commandant de la place pour avoir quelques gendarmes à cheval connaissant le pays pour éclairer la route dans les endroits les plus dangereux, il s’y refuse, en nous assurant que nous avions assez de monde pour voyager en toute sûreté, qu’il n’y avait aucun danger; et cependant la veille dix hommes avaient été enlevés à une lieue de là avec un trésor qu’ils escortaient ; nous partons donc le lendemain, nous rencontrons quelques brigands qui s’éloignent à notre approche et après avoir fait deux lieues, arrivés sur une haute plaine d’où on découvre parfaitement Saragosse, nous faisons halte pour envoyer d’avance un détachement au logement, il y avait devant nous un ravin assez profond et une venta à quelques pas sur la gauche ; nous étions bien loin de nous douter que ce même endroit, d’où l’on paraît toucher Saragosse, et où nous goûtions tant de sécurité, devait être le lendemain à la même heure le théâtre d’une sanglante tragédie ; en effet ce même convoi déjà attaqué près de Ayerbé et qui était à un jour derrière nous ayant détaché avant d’arriver sur la hauteur 10 hommes pour aller au logement, ils furent assaillis à ce même ravin où nous étions arrêtés la veille, et accablés par le nombre, ils furent tous égorgés à l’exception de deux à qui les brigands eurent la cruauté de couper les mains et les pieds, on les rapporta dans cet état à Saragosse où ils moururent le lendemain.
A suivre…