« Quand il reparut sur le pont, une heure avant dîner, il se mit à parler avec M. Lyttelton, Lord Lowther et Sir Georges Byngham. Il se plaignit beaucoup de la sévérité avec laquelle il était traité et de l’obligation de passer le reste de ses jours sur ce rocher de Sainte-Hélène, perdu au milieu de l’Océan et sans cesse battu par la tempête. Il déclara qu’il ne pouvait comprendre ni la politique, ni les craintes de l’Angleterre, qui lui refusait un asile sur son sol. Sa carrière politique n’était-elle donc pas terminée ? Il insista sur ce point avec véhémence. Mais ce serait prendre trop de liberté avec M. Lyttelton, son principal interlocuteur, que de reproduire ses réponses d’après les racontars d’autrui. Je dois observer cependant que, durant toute cette conversation, M. Lyttelton ne se départit pas de sa courtoisie habituelle. Dans un entretien que j’eus le lendemain avec le comte Bertrand, celui-ci se plaignit en termes énergiques de l’inutile cruauté avec laquelle on les traitait. L’Empereur, disait-il (car sa suite continuai à l’honorer de ce titre), se fiait à la bonne foi de l’Angleterre, étant persuadé que celle-ci lui accorderait un asile sûr. Il se demandait quel sort plus malheureux il aurait pu avoir sur un bâtiment américain qui l’eût fait prisonnier. Au moins, dans ce cas, aurait-il pu essayer de s’échapper. Il discourut quelque temps sur les chances d’une pareille aventure et ajouta qu’il pourrait bien avoir à se repentir de ne pas l’avoir risquée. Il ajouta ensuite : « Croyez-vous que l’Empereur n’eût pas pu se mettre à la tête de l’armée de la Loire ? Ne pensez-vous pas qu’elle eût été fière de se soumettre à un tel chef? N’est-il pas plus que probable que de nombreux partisans du Nord, du Sud et de l’Est fûssent venus le rejoindre ? Il est impossible de nier qu’il ne fût en son pouvoir de s’assurer de la sorte une situation autrement avantageuse que celle où il se trouve actuellement. S’il s’est jeté dans vos bras, c’est pour éviter une nouvelle effusion de sang; c’est pour ce même motif qu’il se fia à une nation réputée pour sa générosité et son amour de la justice. L’Angleterre n’eût certes pas été déshonorée en proclamant Napoléon Bonaparte un de ses citoyens. Il demandait simplement à compter parmi les plus humbles, ayant le ciel pour toit, la terre d’Angleterre pour sauvegarde. Cette demande était-elle donc trop exigeante de la part d’un tel homme ? Assurément non ; et certes, même dans un moment de désespoir, s’il en eût été capable, avec un cœur comme le sien pouvait-il ne pas être touché du refus d’une telle grâce? C’eût été plutôt un sujet d’orgueil pour l’Angleterre, que l’homme qui avait vaincu toute l’Europe, sauf la patrie anglaise, cherchât dans son infortune à passer le reste d’une vie, si brillante qu’elle forme une époque à part dans l’histoire de notre siècle, dans un coin retiré, qu’elle aurait daigné lui accorder. Il avoua que Napoléon l’avait consulté sur la magnanimité probable du gouvernement anglais et sur la mesure qu’il avait en vue, « mais dans cette affaire, dit-il, j’ai refusé de lui donner le conseil qu’il me demandait. Ce ne fut pas, certes, par quelque prévention contre la nation anglaise, mais parce que je préférai lui désobéir que de devenir son conseiller dans un moment si critique et dans une affaire de tant d’importance, qui intéressait son avenir et l’honneur de son nom. Je savais bien que sa personne serait en sûreté, mais je m’attendais, comme cela est en effet arrivé, à ce que sa liberté fut atteinte. « Partagé entre mes craintes et mes espérances, je ne pus que l’assurer de mon dévouement loyal et fidèle, et je lui déclarai que j’étais prêt à m’attacher à sa fortune, quelle qu’elle fût, lorsqu’il en aurait montré la route. « Je ne saurais exprimer, ajouta-t-il, combien je me félicite d’avoir persévéré dans cette résolution, car si mon opinion avait influé, ne fût-ce qu’un peu, sur la situation dans laquelle se trouve actuellement mon Empereur, je ne pourrais plus d’un moment de tranquillité. »
Son accent manifestait l’état de son âme. Dans sa manière de parler, on retrouvait une sorte d’énergie militaire, mais on sentait que la douleur était dans son cœur, et, ferme comme je le suis dans ma loyauté d’Anglais, fier, comme doit l’être tout Anglais, de ce qualificatif distingué, et bien que son attachement l’entraînât à des sentiments et des opinions que je ne pouvais partager, je n’hésite pas à reconnaître que je fus rempli d’admiration pour ce Français si fidèle. Les plaintes de madame Bertrand étaient exprimées d’une toute autre façon que celles du comte son époux. Elle paraissait parfois ne pas avoir conscience de son état. Elle me dit une fois : « Ma situation ne vous paraît-elle pas bien triste ? Où trouver une expression qui pourrait dépeindre la vivacité de mes souffrances ? Quel changement pour une femme qui a tenu un haut rang dans la cour la plus brillante et la plus aimable de l’Europe, où son importance était telle que des milliers de personnes recherchaient sa faveur et étaient fières d’y participer ! « L’épouse du comte Bertrand, grand-maréchal du Palais de l’Empereur des Français, est maintenant destinée, avec ses trois enfants, à accompagner un époux exilé sur un rocher au milieu des mers, où le faste du rang, la pompé de la fortune et les chants de joie seront remplacés par une triste captivité, car, malgré les promesses qu’on nous a faites d’adoucir notre sort, ce séjour environné d’un océan sans bornes ne sera qu’un exil et une prison. » Elle était curieuse de savoir ce que les Anglais pensaient de son mari. Je lui répondis qu’autant qu’il m’était possible d’en juger, ils avaient une plus haute opinion de lui que de tout autre maréchal de France et que son fidèle attachement pour Napoléon avait une saveur romanesque qui n’était pas sans admirateurs en Angleterre. Ce changement de fortune, lui faisant méconnaître son véritable intérêt et les plus chères affections de sa famille, madame Bertrand avait essayé de se suicider. Le soir où Napoléon fut informé de son sort futur, au moment où on communiqua la décision du gouvernement anglais à Madame Bertrand, elle tenta de se jeter du Bellérophon dans la mer. Les petits Bertrand sont des enfants fort intéressants ; le plus jeune n’a que trois ou quatre ans. L’aîné naquit à Trieste, pendant que son père était gouverneur des provinces Illyriennes. Le second enfant est une fille, dont le caractère emporté se manifeste de temps en temps par des mouvements de violence. Il semble que l’esprit militaire se soit emparé de ces enfants : du matin au soir, ils jouent aux soldats, marchent, chargent au petit galop. La petite fille se joint à ces jeux, comme une véritable amazone, sous le commandement d’un petit Français qui, je présume, doit être né dans un camp. Ayant dit par hasard à Madame Bertrand que tout le monde supposait qu’elle serait restée en Angleterre pour l’éducation de ses enfants, elle me répondit avec vivacité et avec un accent égaré qui lui est assez ordinaire : « Comment, Monsieur, quitter mon mari dans un pareil moment ! C’est un degré d’héroïsme auquel mon cœur n’atteindra point. Dans un an, peut-être, songerai-je à retourner en Europe. » Quand je lui eus dit qu’une occasion favorable s’offrirait bientôt à bord du Northumberland, elle parut ajouter foi à la probabilité d’un tel événement. Ni Monsieur ni Madame de Montholon ne parlent l’anglais : le comte est un joli homme, petit ; la comtesse est une femme de tournure très élégante. La grande consolation de leur infortune, consolation à laquelle ils attachent bien du prix, est la compagnie de leur charmant petit garçon. Vous voyez que, d’une manière fort décousue, il est vrai, je vous fais peu à peu connaître tous nos passagers ; mais vous devez comprendre que c’est le meilleur moyen que je puisse employer. Bonaparte, au moment de quitter le Bellérophon, fut prié de choisir trois personnes de sa suite pour l’accompagner à Sainte-Hélène. Bertrand était tout indiqué, à cette époque, pour rester en Europe. Lord Keith prit sur lui d’ajouter un ami si fidèle à la suite du général exilé. Les autres étaient le comte de Las Cases, ancien capitaine de la marine française, homme instruit et lettré, le général comte de Montholon et le lieutenant-général Gourgaud, tous les deux aides-de-camp de Bonaparte et entièrement dévoués à leur maître. Ces deux officiers l’ont accompagné dans la campagne de Russie et nous ont dépeint dans toute son horreur l’hiver qu’ils y ont passé. Ils font le plus grand éloge de la cavalerie russe, mais représentent les Cosaques comme un troupeau facile à disperser. Ils n’aiment pas les armées prussiennes, mais les estiment supérieures à celles de l’Autriche. A Waterloo , l’infanterie anglaise les a frappés d’étonnement. Ils prétendent que notre cavalerie a trop de fougue ; ils ont eu probablement à en souffrir dans cette glorieuse journée. Parlant l’autre jour de Waterloo avec le comte Bertrand, celui-ci ne put me dissimuler sa façon de penser. Le peu qu’il disait était exprimé d’un ton plaintif, mais sincère : « Nous avons combattu ce jour là, dit-il, pour la couronne de France. Vous avez gagné la bataille et nous avons été défaits. » Je lui demandai s’il avait lu la lettre du maréchal Ney au duc d’Otrante pour justifier sa conduite sur le champ de bataille. II ne semblait pas la connaître. Quand je lui eus dit en quels termes le maréchal avait critiqué la conduite de son maître, alors qu’aux yeux de l’opinion publique, celle-ci était pleinement justifiée : « Bien, bien, répliqua- t-il, si j’avais eu le commandement de la division du maréchal Ney, j’aurais peut-être fait plus de sottises que lui, mais du poste que j’occupais, j’ai vu qu’il commettait de grosses fautes. » Puis, levant les yeux au ciel et les baissant rapidement, il s’écria d’un ton significatif : « Il y a autant de distance entre Bonaparte et Ney, qu’entre le Ciel et la Terre ! D’après les détails que j’ai recueillis dans mes conversations avec nos hôtes, il parait que l’abdication de l’Empereur en faveur de son fils est un sujet qui, autant que je puis en juger, a été entièrement dénaturé en Angleterre : je veux dire quant aux causes immédiates et prochaines. Si les renseignements qui m’ont été donnés sont exacts, et je ne peux pas croire qu’ils aient été inventés pour m’en imposer, un vaste complot fut ourdi par Fouché pour renverser son maître. Ce complot réussit. Les habitants de notre petite colonie ne prononcent jamais le nom de ce rusé politique et ardent révolutionnaire, qu’en l’accompagnant de malédictions qu’il n’est pas nécessaire que vous entendiez et qu’il y aurait quelque ridicule à vous répéter. Talleyrand, lui-même, ne leur est pas aussi odieux et ils croient fermement que Fouché va s’efforcer de faire pendre son complice Talleyrand, à moins que celui-ci ne lui réserve le même sort. Ils ajoutent que s’ils étaient tous les deux pendus au même gibet, ce monument devrait être considéré comme un objet de vénération publique, étant donné le service qu’il aurait rendu au genre humain, en punissant deux des plus grands coquins qui aient jamais déshonoré la société. L’historiette (sic) à laquelle je viens de faire allusion, était ainsi rapportée : Lors du retour de Napoléon à Paris, après sa désastreuse défaite à Waterloo, le duc d’Otrante soumit à son maître, très perplexe à l’égard de la conduite qu’il devait tenir dans cet immense malheur, une lettre, qu’il lui dit avoir reçue du prince de Metternich, le ministre de l’Empereur d’Autriche. Cette lettre était datée du mois d’avril précédent : le diplomate y déclarait que son souverain était résolu à chasser Napoléon Ier du trône de France, et qu’on laisserait le peuple français libre de se soumettre au gouvernement de Napoléon II, ou d’adopter la République comme forme de gouvernement. L’Autriche déclarait qu’elle ne se reconnaissait aucun droit à dicter des lois aux Français. L’exil définitif du traître (c’était son expression), voilà tout ce que l’Empereur d’Autriche exigeait de la France. Napoléon mordit à l’hameçon et immédiatement abdiqua en faveur de son fils. Mais à peine eut-il signé son abdication qu’il découvrit le double jeu de Fouché. La lettre était un faux et il devint bientôt évident qu’il n’était pas au pouvoir de l’Empereur d’Autriche, même s’il l’eût voulu, de pousser son petit-fils sur la scène politique. En quittant Paris, l’ex-Empereur et sa suite allèrent tout d’une traite aux rivages de la mer. Ils auraient pu y séjourner longtemps, le voisinage de Rochefort ne leur donnant aucun motif raisonnable de crainte. L’impatience de Bonaparte ne leur permit pas de rester en cet endroit.
A peine arrivé à bord, il exprima le désir de lire les journaux anglais, mais comme il ne lui aurait pas été très agréable de savoir ce qui se disait sur son caractère et sa conduite, on mit de la délicatesse à les soustraire à ses regards. La vérité n’est pas toujours bonne à dire et jamais ce proverbe ne fut mieux justifié qu’à bord du Northumberland. Le comte de Las-Cases avait cependant offert à son général de le mettre, dans le délai d’un mois, suffisamment au courant de la langue anglaise pour qu’il pût lire un journal, entreprise qu’il n’aurait certes pas réussi à mener à bien; mais il ne put décider son maître à devenir son élève et la proposition fut brièvement écartée par la réponse suivante : « Je sais bien que vous me prenez pour un prodige, mais quoi qu’il en soit, je ne suis pas universel et parmi les choses qui sont au-dessus de mes forces, est la possibilité de passer maître dans la langue anglaise en quelques semaines. » Je terminerai ici cette première lettre, ou si vous préférez, la première partie de ma correspondance. Elle sera prête ainsi, à tout événement, dès qu’une occasion s’offrira pour vous l’envoyer. Si elle vous donne quelque plaisir, si elle satisfait en quelque façon votre curiosité, « tant mieux »[en français dans le texte]. Au moins elle me donnera l’occasion de dire : « Comment vous portez-vous ? Et que Dieu vous bénisse » à tous nos amis, auxquels j’offre mes compliments sincères et mes affectueux souvenirs.
Adieu, etc., etc.
W.WARDEN
(Docteur CABANES, « Napoléon jugé par un Anglais. Lettres de Sainte-Hélène. Correspondance de W. Warden, Chirurgien de S.M. à bord du Northumberland, qui a transporté Napoléon à Sainte-Hélène. Traduite de l’anglais et suivie des Lettres du Cap de Bonne-Espérance. Réponses de Napoléon aux lettres de Warden…», Librairie Historique et Militaire Henri Vivien, 1901, pp.12-22)