Nous nous remettrons en route le 27 octobre pour aller coucher à Torreblanca où nous trouvons encore un convoi de malades et de blessés rentrant en France ; le village offrant peu de ressources, nous y sommes fort mal, on nous dit qu’il n’y a plus de brigands et que l’on peut voyager seul. En effet, nous n’avons été nullement inquiétés. Le convoi se dirige le 28 sur Castellon de la Plana ; le colonel Mermet du 19e régiment de dragons tombe malade en route ; il revient heureusement nous rejoindre le soir avec les douze hommes que nous avions laissé pour le garder. Le colonel Duchastel du 21e régiment de chasseurs perd pendant la nuit un très beau cheval arabe, qui s’échape (sic) de l’écurie ; il envoye (sic) courir après un maréchal des logis de son régiment, un chasseur et un trompette ; ils n’étaient pas revenus quand nous quittons Torreblanca, le lendemain mais vingt-quatre heures après notre arrivée à Valence, ils ramènent ce cheval qu’ils avaient trouvé près du village d’Alcala et arrivés à l’auberge où le colonel Mermet était resté malade et dont il n’était parti que depuis un quart d’heure, ils trouvèrent un parti de 150 chevaux de la bande de Frayle, le maréchal des logis ne perdit pas la tête, il ordonna au trompette de sonner des appels, comme s’il avait eu une troupe nombreuse à réunir, il fit plusieurs commandemens (sic) comme si son prétendu escadron fut réuni dans un ravin près de là. Les brigands qui marchaient à lui s’arrêtèrent ; ils étaient à 25 pas.
Alors il cria : « Escadron en avant ; au trot ! marche ! » Les brigands firent demi-tour, et le maréchal des logis et les deux hommes en firent autant et firent bien, et se sauvèrent à toute course ; les brigands ne se voyant point poursuivis et appercevant (sic) trois hommes seulement qui se sauvaient, s’apperçurent (sic) de la ruse mais il était trop tard, nos trois hommes arrivèrent avant eux à Torreblanca d’où on envoya un détachement après eux ; ils se retirèrent aussitôt dans les montagnes.
Nous trouvons Castellon de la Plana encombré d’un autre convoi qui part pour la France ; celui-là était tout composé de militaires venant de l’armée du Midi ; les habitans (sic) qui avaient vu passer tous les autres se figurent que nous allons quitter tout à fait l’Espagne et sont par conséquent fort étonnés de voir d’autres troupes françaises qui arrivent ; depuis quelques jours un détachement du 4e de hussards s’était joint à nous; de sorte que nous avions environ 150 chevaux. Castillon que l’on apelle (sic) un village est immense et le convoi est fort bien établi ainsi que nous ; il y a de superbes maisons, et malgré la grande quantité de monde qu’il y avait à loger, personne se n’est plaint.
On part de bonne heure le 29 octobre, quelques-uns avaient pris l’avance sur l’assurance positive qu’il n’y avait absolument rien à craindre des bandes ; nous faisons halte au village de Nulès et vers midi nous nous remettons en marche pour Murviedro ; le convoi pour la première fois marchait mal ordre ; à un quart de lieue du village d’Almenara, je vois deux chevau-légers de la Garde qui faisaient partie du convoi et qui comme moi étaient en avant de l’avant-garde, courir ventre à terre en se dirigeant vers une montagne à la droite de la route, je pique des deux pour voir le motif d’une pareille course ; l’avant-garde me suit au galop, le convoi fait halte et se réunit, et nous appercevons (sic) une douzaine de brigands à cheval, qui emmenaient deux hommes, garrottés, ils les lâchent à notre approche et se sauvent à toute course ; ils avaient trop d’avance et nous ne pouvons les joindre. Nous ramenons les deux soldats qu’ils avaient pris un moment auparavant et qui étaient nus de la tête aux pieds, ils voyageaient isolément et nous dirent qu’au détour de la montagne où ils avaient été arrêtés, les brigands en avaient déjà pris plusieurs, qu’ils les massacraient à mesure et qu’on allait les poignarder au moment où la tête de la colonne s’était présentée ; on leur donne quelques hardes pour les couvrir et ils marchent avec nous. A quelques pas de là nous trouvons les cadavres de quatre de ces infortunés, un avait la tête coupée et les trois autres les pieds et les mains, un seul respirait encore, nous l’emportons, mais il meurt un instant après.
Enfin nous arrivons à Murviedro ; c’est l’ancienne Sagunte, il n’en reste rien que des pierres éparses où l’on voit des caractères inconnus; mais on y voit encore un superbe amphithéâtre bâti du tems (sic) des Romains, et qui aujourd’hui serait encore tout entier, s’il n’avait été détruit dans ces derniers temps par les Espagnols pour bâtir la forteresse de Sagunte sur l’emplacement de l’ancienne ville ; elle se trouve sur un mont isolé; elle était déjà du tems (sic) des Espagnols d’un accès fort difficile, mais les travaux immenses que M. le duc d’Albufera y a fait faire la rendent, pour ainsi dire, imprenable, elle est parfaitement armée et approvisionnée et il paraît presqu’impossible de la prendre de vive force. La route de Murviedro à Valence est tellement couverte de beaux villages pendant 4 lieues que c’est comme un faubourg de cette grande ville, l’agriculture est poussée à sa perfection dans ce pays; partout des canaux d’irrigation rafraîchissent la terre qui sans cela serait brûlée par un soleil ardent; cette partie du royaume de Valence jouit d’un éternel printems (sic) ; il n’y gêle jamais et il y pleut fort rarement ; on commence à voir des palmiers ; les orangers, les citronniers et les cédrats y sont fort communs.
Le faubourg de Murviedro par où l’on entre a beaucoup souffert, il est entierrement (sic) dévasté. Le Guadalaviar que l’on traverse sur cinq ponts superbes n’est autre chose qu’un misérable ruisseau, où on peut à peine faire boire un cheval ; le moindre de ces ponts est aussi beau que le Pont Royal à Paris, ils ont tous dix et douze arches et bien rarement il passe de l’eau sous eux. Valence est une ville bien grande, bien populeuse et très fiche ; elle est fort irrégulièrement bâtie, et n’est point pavée, ce qui, malgré les fréquents arrosemens (sic) occasionne une poussière fort désagréable dans les beaux jours et une boue dont on a peine à se tirer à la moindre pluie ; à la vérité il y pleut bien rarement et le ciel y est presque toujours serein. On peut citer à ce sujet l’établissement des Serenos qui, la nuit en parcourant les rues avec une lanterne et une pique annoncent les heures et le temps qu’il fait ; ils vont criant d’une voix glapissante : Ave Maria Purissima, son las dace, Sereno ! Je vous salue Marie, il est minuit, le tems (sic) est serein ! et comme le tems (sic) est pour ainsi dire toujours le même, le nom de Sereno leur est resté. C’est au reste un établissement fort utile puisque ces hommes rôdant toujours peuvent s’opposer aux vols qui seraient sans doute fort fréquents dans une ville aussi populeuse ; ils sont encore fort utiles aux étrangers pour indiquer les logemens (sic), qu’ils retrouveraient fort difficilement, attendu qu’il n’y a guère d’autres réverbères que ceux qui sont placés devant les madones et que passé dix heures du soir la ville ressemble à un désert ; on prétend qu’on a plusieurs fois essayé de paver les rues, mais on a craint des pétitions de la part des villages dont la Valence ! est entourée, et qui viennent en ville ramasser la poussière ou la boue pour fumer leurs terres.
Je n’ai eu que de l’agrément à Valence ; le maréchal duc d’Albufera m’ayant ordonné de regarder sa maison comme la mienne et madame la duchesse ayant bien voulu me dire la même chose, je me suis trouvé tout d’un coup aussi bien qu’il soit possible ; je trouvai aussi à Valence le général Saint-Cyr Nuguès, mon vieux ami, de sorte que bien reçu par les premières autorités, je le fus de même partout. Je retrouvai à Valence jusqu’à ce gros Dalté, fournisseur de l’armée d’Arragon (sic) et que j’avais connu en Italie, heureux mortel ! Riche et sans soucis, il n’a d’autre bonheur que de manger son argent avec des amis ; c’était lui faire la plus cruelle injure que de rester plusieurs jours sans aller déjeuner chez lui ; et quels déjeuners !! Enfin pour qu’il ne manquât rien à mon bien-être on m’avait logé dans un superbe palais, où l’on m’eut prodigué tout ce qui peut rendre la vie agréable, si j’avais eu besoin de quelque chose. Les spectacles à Valence quoique bien préférables à ceux de Vitoria et de Saragosse me parurent toujours également insipides. Les comédies sont insoutenables par les invraisemblances et les platitudes qu’elles renferment, je n’ai vu jouer qu’une seule tragédie, le héros enfant au premier acte, meurt au 5e dans une prison, âgé de 90 ans et avec une barbe qui descend jusqu’à terre. La musique des opéras, ou pour mieux dire des saynettes qui sont de petites pièces chantées, ne peut inspirer que du dégoût à un Français qui a été longtemps en Italie ; mais la danse est énivrante, c’est tout ce qu’on peut voir de plus vif et de plus volupteux. Il est bien extraordinaire que le peuple espagnol naturellement grave prenne autant de goût à des danses aussi vives, et les femmes qui paraissent aussi réservées s’animent et applaudissent avec un transport qui tient du délire, les gestes plus que libres des danseurs; Anda ! Anda ! s’écrie-t-on de toutes parts, lorsque les danseurs paraissent dans l’ivresse du plaisir ! Anda Muchacha ! Allons, allons petite ! C’est ça, courage, allons ! Il faut avoir vu pareilles scènes pour y croire.
Je n’ai rien dit jusqu’à présent de l’habillement des femmes espagnoles, il est presque partout le même, c’est une robe en baskine de soie noire avec une taille fort longue, dessinant parfaitement les formes qu’elles exagèrent tant qu’elles peuvent ; car plus elles sont prononcées plus elles sont bien, et une mantille ou voile noir sur la tête ; avec ce costume, elles ont l’art d’être très séduisantes ; elles sont d’ailleurs très libres en propos, et on croirait à les entendre qu’elles sont toutes de fort mauvaise compagnie, mais ce serait à tort, l’usage veut que dans ce pays les paroles soient comptées pour rien, on ne juge que sur les faits; malgré l’uniformité apparente du costume, cependant on distingue le grand monde, par la recherche des broderies en jais, la multiplicité des franges qui prennent quelquefois depuis le bas de la taille , jusqu’au bas de la robe et aussi par la dentelle prodiguée au milieu de tout cela, et enfin par la chaussure qui est un des points essentiels attendu l’exiguité des baskines qui ne descendent guère que jusqu’au molet (sic). Elles ont en général la gorge fort mal, quand elles ne sont pas très jeunes, parce qu’elles s’obstinent à la serrer et à la réunir, quelques-unes à présent la fatiguent moins et on prétend qu’elles doivent cet avantage aux Français.
Il y avait autrefois à Valence une superbe promenade appellée (sic) l’Alameyda, mais on l’a entièrement détruite pendant le siège, elle allait depuis la ville jusqu’au Grao ou port distant de près d’une lieue. Il n’y a guère au Grao que des pêcheurs et de grands magazins (sic) vides aujourd’hui à cause de la guerre ; je ne pense pas non plus que Valence ait jamais eu un commerce maritime bien considérable parce que le port de Grao, malgré les grandes dépenses qu’on a pu y faire pour creuser le bassin, ne peut recevoir des batimens (sic) ordinaires qu’à 300 toises du rivage où se fait alors le déchargement qui peut être fort dangereux dans les mauvais tems (sic). Il y a dans Valence beaucoup de fort belles maisons, mais je n’y ai vu d’autres ediffices (sic) remarquables par une fort belle architecture que la douane dont on a fait un château fort. Singularité avec laquelle la ville est bâtie rend la connaissance des rues fort difficile et je ne puis dire la connaître parfaitement quoique j’y aie (sic) passé deux mois et que j’aie beaucoup couru.
Le peuple y paraît malheureux, il y a beaucoup de mendiants, comme dans toutes les villes d’Espagne, et là, plus que partout ailleurs, ils ont une manière de demander l’aumône qui ne leur réussit guerre (sic) auprès des Français parce qu’ils y mettent une audace et une exigeance insupportables ; ils entrent sans cérémonie dans les maisons en disant Ave, d’un ton humble, ensuite Ave Maria, d’un ton plus haut, puis après du ton le plus arrogant, Ave Maria Purissima ! et ils le répètent à tue-tête jusqu’à ce qu’on leur ait donné ou de l’argent ou des coups.
Pendant le séjour que j’ai fait à Valence, je suis allé plusieurs fois avec M. le maréchal visiter son duché, c’est-à-dire le fameux lac d’Albufera dont il est propriétaire. Le rapport de la chasse et de la pêche est fort peu de chose puisque cela ne rapporte guerres (sic) que 20 ou 30 mille francs ; mais ce qui en fait la véritable richesse, c’est une lisière de 4 à 500 toises de terrain qui entoure presque partout le lac dont la longueur est de trois lieues sur une lieue et demie de largeur, et où l’on recueille une quantité énorme de riz et de saffran (sic) ; cet objet rapporte plus de 400 mille francs par an tous frais faits. Il y a cinq ou six villages qui font partie de cette belle propriété.
A suivre…