Accueil TEMOIGNAGES Les ALLIES à PARIS en 1814, d’après les « SOUVENIRS » d’Emma CUST (3ème partie).

Les ALLIES à PARIS en 1814, d’après les « SOUVENIRS » d’Emma CUST (3ème partie).

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Ce fut aux dîners donnés par Lord Castlereagh que je vis surtout et eus le loisir d’observer des personnages fameux par leurs  exploits, leurs talents, leurs vertus et leurs crimes. Je n’oublierai jamais  un de ces dîners. Il y avait là le prince Henri et le prince Guillaume de Prusse, frères du Roi (ce fut ce dernier qui me conduisit), et à la même table étaient assis les conquérants et les conquis, un Wellington, un Schwarzenberg, un Blücher à côté d’un Marmont, d’un Mortier, d’un Ney. Il y avait là aussi les intègres et magnanimes ministres et les politiques astucieux, le loyal sujet et le régicide au cœur froid ; un Stadion et un Talleyrand, un Hardenberg et un Fouché. Voir des hommes si discordants par leurs actions, leurs sentiments et leurs principes, et qui se rencontraient en apparent amitié, à Paris, dans la maison d’un ministre anglais, c’était vraiment très curieux, et si curieux que j’avais peine à croire que ce fût une réalité et que mes sens ne me trompaient pas.

De tous ces hommes ainsi rassemblés, Talleyrand et Fouché étaient les seuls qui m’inspiraient un sentiment de répulsion. Ils étaient assis en face de moi, de chaque côté de Lord Aberdeen, et durant un long dîner j’eus le temps de les examiner. Le visage révoltant de Talleyrand lui faisait tort en quelque sorte, car on y lisait ses vices ; mais ses yeux mi-clos et sa physionomie alourdie n’indiquaient rien de ses talents et de son esprit. Fouché était totalement différent :petit de taille, maigre de tournure , la figure étroite et pincée, il aurait pu, si on ne l’avait pas connu, passer inaperçu ; cependant, en l’observant davantage, on lui trouvait une expression de sagacité, de décision, de flegme, de bon sens et de réflexion, mais sans un rayon de chaleur et de sensibilité, et m^me sans l’enthousiasme de ce prétendu patriotisme des jours terribles de la Révolution qui recouvrait les actes d’atroce cruauté qu’on lui attribue, et je me l’imagine donnant son vote « la mort sans phrases » contre l’infortuné Louis XVI avec autant de sang-froid qu’il commandait sa voiture pour aller dîner. 

Outre ces dîners qui avaient lieu fréquemment, Lady Castlereagh recevait, et elle avait chaque soir des petits soupers où tous ceux quelle connaissait, Anglais et étrangers, venaient sans invitation et où ceux qu’elle ne connaissait pas, pouvaient se faire présenter. Madame de Staël y venait constamment et c’était un régal intellectuel d’écouter sa brillante conversation.

Beaucoup des princes rassemblés à Paris avaient l’habitude de se rendre à ces petites et aimables réunions, et parmi eux, le prince Léopold de Saxe-Cobourg qui ne prévoyait guère sa future destinée.  Un soir, de bonne heure, comme il y avait encore peu de monde, trois dames que nous n’avions pas encore vues, firent leur entrée. C’étaient la duchesse de Courlande, femme d’un certain âge, comme disent les français, et qui avait l’air très distingué ; sa fille aînée, la duchesse de Sagan, jolie femme au teint pâle et à la toilette simple ; Madame de Périgord, brun aux yeux magnifiques, avec beaucoup de rouge, une robe rose et gaie, et des roses dans les cheveux. Lorsque la duchesse de Sagan entra, le prince Louis de Rohan poussa du coude Lady Castlereagh en disant : « C’était autrefois ma femme », et l’avis était propre à effaroucher un peu des oreilles anglaises. De son côté, la duchesse de Courlande nous fit cette confidence : « Ma pauvre fille (Madame de Périgord) est bien triste, elle vient de perdre son enfant. » Alors, pourquoi avait-elle jugé nécessaire d’apporter son rouge, sa robe rose, ses fleurs et sa tristesse chez Lady Castlereagh ? Je doute d’ailleurs que Lady Castlereagh ait été vraiment reconnaissante à ces dames de leur visite, car, après leur départ, elle me dit : « Emma, je crains que nous ne vivions dans une très mauvaise compagnie. » Ce n’était que trop vrai. Mais nous n’y pouvions rien et nous ne prîmes l’habitude. 

A un dîner chez le prince de Talleyrand, nous fîmes la connaissance de la princesse dont les antécédents ne souffriraient pas une enquête très serrée. Elle était, je crois, Anglaise ou Ecossaise de naissance, et elle fut connue aux Indes comme [sous l’identité de] Mrs Grand. Je n’ai jamais su où le prince de Talleyrand la rencontra ; mais elle doit avoir été très jolie. Elle était aussi très sotte, si sotte que Napoléon demanda au prince de Talleyrand comment il avait pu l’épouser ; ce à quoi Talleyrand répondit : « Ma foi, sire, je n’ai pu en trouver une plus bête. » Avec elle son esprit était au repos complet. Quand je la vis, elle montrait encore des restes de beauté, c’était une bonne « pâte de femme » aux façons tranquilles et à l’air respectable. La société était mêlée, composée de Français, d’Autrichiens, de Russes, d’Anglais.

J’étais assise à côté d’un Russe, le comte Ouvarov, qui, disait-on, avait été impliqué dans l’assassinat de l’empereur Paul. Un autre des convives était une vieille dame borgne, la princesse Tyszkewicz, sœur du prince Poniatowski (noyé dans l’Elster à la retraite de Leipzig), et, par suite, nièce du dernier roi de Pologne. Elle était remarquable par ses connaissances littéraires ; aussi, le prince de Talleyrand dont elle fréquentait la maison presque tous les soirs, appréciait-il sa société. Nous dînâmes une seule fois dans une maison française, celle du général Dupont, Ministre de la Guerre ; nous y rencontrâmes nombre de maréchaux et leurs femmes ; parmi eux était Augereau, duc de Castiglione, un vieil homme laid, particulièrement désagréable et qui avait l’air malade ; mais sa femme, beaucoup plus jeune que lui, était tout à fait belle. 

A suivre… 

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