« Un jeune homme, égaré par un amour aveugle de la patrie, forma le dessein de la délivrer de celui qu’il regardait comme la cause de ses maux. Il se présenta à Schönbrunn le 23 octobre, pendant que les troupes défilaient j’étais de service; Napoléon était placé entre le prince de Neufchâtel [Maréchal Berthier] et moi. Ce jeune homme, nommé St… [Staps] s’avança vers l’Empereur; Berthier, s’imaginant qu’il venait présenter une pétition, se mit au-devant et lui dit de me la remettre; il répondit qu’il voulait parler à Napoléon on lui dit encore que, s’il avait quelques communications à faire il fallait qu’il s’adressât à l’aide-de-camp de service. Il se retira quelques pas en arrière, en répétant qu’il ne voulait parler qu’à Napoléon. Il s’avança de nouveau et s’approcha de très près je l’éloignai, et lui dis en allemand qu’il eût à se retirer que, s’il avait quelque chose à demander, on l’écouterait après la parade. Il avait la main droite enfoncée dans la poche de côté, sous sa redingote; il tenait un papier dont l’extrémité était en évidence. Il me regarda avec des yeux qui me frappèrent son air décidé me donna des soupçons j’appelai un officier de gendarmerie qui se trouvait là je le fis arrêter et conduire au château. Tout le monde était occupé de la parade; personne ne s’en aperçut. On vint bientôt m’annoncer qu’on avait trouvé un énorme couteau de cuisine sur St… je prévins Duroc; nous nous rendîmes tous au lieu où il avait été conduit. Il était assis sur un lit où il avait étalé le portrait d’une jeune femme, son portefeuille, et une bourse qui contenait quelques vieux louis d’or.
Je lui demandai son nom. «Je ne puis le dire qu’à Napoléon. -Quel usage vouliez-vous faire de ce couteau? Je ne puis le dire qu’à Napoléon. Vouliez-vous vous en servir pour attenter à sa vie ? Oui, monsieur. Pourquoi ? –Je ne le puis dire qu’à lui seul. »
J’allai prévenir l’empereur de cet étrange événement il me dit de faire amener ce jeune homme dans son cabinet je transmis ses ordres et je remontai. Il était avec Bernadotte, Berthier, Savary et Duroc. Deux gendarmes amenèrent St… [Staps] les mains liées derrière le dos il était calme; la présence de Napoléon ne lui fit pas la moindre impression; il le salua cependant d’une manière respectueuse. L’Empereur lui demanda s’il parlait français; il répondit avec assurance :« Très peu » Napoléon me chargea de lui faire en son nom les questions suivantes
«D’où êtes-vous? – De Naumbourg.- Qu’est votre père? –Ministre protestant. Quel âge avez-vous ? Dix-huit ans. Que vouliez-vous faire de votre couteau? Vous tuer. Vous êtes fou, jeune homme; vous êtes illuminé. Je ne suis pas fou; je ne sais ce que c’est qu’illuminé. -Vous êtes donc malade ? Je ne suis pas malade, je me porte bien. Pourquoi vouliez-vous me tuer ? Parce que vous faites le malheur de mon pays.-Vous ai-je fait quelque mal ? Comme à tous les Allemands. Par qui êtes-vous envoyé ? Qui vous pousse à ce crime ? – Personne, c’est l’intime conviction qu’en vous tuant je rendrai le plus grand service à mon pays et à l’Europe, qui m’a mis les armes à la main. Est-ce la première fois que vous me voyez ? Je vous ai vu à Erfurt lors de l’entrevue. – N’avez-vous pas eu l’intention de me tuer alors ? Non, je croyais que vous ne feriez plus la guerre à l’Allemagne; j’étais un de vos plus grands admirateurs. Depuis
Quand êtes-vous à Vienne ? Depuis dix jours.– Pourquoi avez-vous attendu si longtemps pour exécuter votre projet ? Je suis venu à Schönbrunn il y a huit jours avec l’intention de vous tuer; mais la parade venait de finir, j’avais remis l’exécution de mon dessein à aujourd’hui. Vous êtes fou, vous dis-je, ou vous êtes malade. Ni l’un ni l’autre. Qu’on fasse venir Corvisart. Qu’est-ce que Corvisart ? -C’est un médecin, lui répondis-je. – Je n’en ai pas besoin. Nous restâmes sans rien dire jusqu’à l’arrivée du docteur; St. était impassible. Corvisart arriva; Napoléon lui dit de tâter le pouls du jeune homme, il le fit. N’est-ce pas, Monsieur, que je ne suis point malade ? - Monsieur se porte bien, répondit le docteur en s’adressant à l’Empereur. – Je vous l’avais bien » dit, reprit St… [Staps] avec une sorte de satisfaction.»
Napoléon, embarrassé de tant d’assurance, recommença ses questions.
« Vous avez une tête exaltée, vous ferez la perte de votre famille. Je vous accorderai la vie, si vous demandez pardon du crime que vous avez voulu commettre, et dont vous devez être fâché. Je ne veux pas de pardon. J’éprouve le plus vif regret de n’avoir pu réussir. – Diable! Il paraît qu’un crime n’est rien pour vous ? – Vous tuer n’est pas un crime, c’est un devoir. – .Quel est ce portrait qu’on a trouvé sur vous ? – Celui d’une jeune personne que j’aime. Elle sera bien affligée de votre aventure Elle sera affligée de ce que je n’ai pas réussi; elle vous abhorre autant que moi. Mais enfin si je vous fais grâce, m’en saurez- vous gré? – Je ne vous en tuerai pas moins. »
Napoléon fut stupéfait. Il donna ordre d’emmener le prisonnier. Il s’entretint quelque temps avec nous, et parla beaucoup d’illuminés. Le
soir il me fit demander et me dit :« Savez-vous que l’événement d’aujourd’hui est extraordinaire. Il y a dans tout cela des menées de Berlin et de Weimar. » Je repoussai ces soupçons. Mais les femmes sont capables de tout. Ni hommes ni femmes de ces deux cours ne concevront jamais de projet aussi atroce. Voyez leur affaire de Schill. Elle n’a rien de commun avec un pareil crime. -Vous avez beau dire, Monsieur le général; on ne m’aime ni à Berlin ni à Weimar. Cela n’est pas douteux mais pouvez-vous prétendre qu’on vous aime dans ces deux cours ? Et parce qu’on ne vous aime pas, faut-il vous assassiner ?» Il communiqua les mêmes soupçons à
Napoléon me donna l’ordre d’écrire au général Lauer d’interroger St…[Staps] afin d’en tirer quelque révélation. Il n’en fit point. Il soutint que c’était de son propre mouvement et sans aucune suggestion étrangère qu’il avait conçu son dessein. Le départ de Schönbrunn était fixé au 27 octobre. Napoléon se leva à cinq heures du matin et me fit appeler. Nous allâmes à pied sur la grande route voir passer la Garde impériale, qui partait pour la France. Nous étions seuls. Napoléon me parla encore de St… [Staps] : « II n’y a pas d’exemple qu’un jeune homme de cet âge, Allemand, protestant, et bien élevé, ait voulu commettre un pareil crime. Sachez comment il est mort
Une pluie abondante nous fit rentrer. J’écrivis au général Lauer de nous donner des détails à ce sujet. Il me répondit que St…[Staps] avait été exécuté à sept heures du matin, 27, sans avoir rien pris depuis le jeudi 24 qu’on lui avait offert à manger; qu’il avait refusé, attendu, disait- il, qu’il lui restait encore assez de force pour marcher au supplice. On lui annonça que la paix était faite; cette nouvelle le fit tressaillir.
Son dernier cri fut : » Vive la liberté ! vive l’Allemagne mort à son tyran ! »Je remis ce rapport à Napoléon. Il me chargea de garder le couteau, que j’ai chez moi. »
(« Mémoires » du général RAPP, Bossange frères, 1823, pp.142-147).