Suite du témoignage de Philippe-René Girault (1775-1851), musicien dans les rangs du 93ème régiment de ligne.
« L’armée autrichienne était coupée en deux. La moitié avait passé le Danube avec le prince Charles, on nous lança à la poursuite de l’autre moitié. Partis à onze heures, nous fîmes onze lieues sans nous arrêter, et nous arrivâmes à onze heures du soir à Straubing. On nous fit bivouaquer aux portes de la ville; mais le quartier-général étant en ville, nous allâmes avec quelques camarades souper dans une brasserie où nous nous régalâmes de cette fameuse bière de Straubing, si célèbre dans toute l’Allemagne. Puis nous allâmes nous coucher dans un fenil: cela valait mieux encore que le bivouac. Le lendemain matin, nous nous mettions à la poursuite de l’ennemi que nous poussâmes l’épée dans les reins jusqu’à Scharding, ville sur la frontière d’Autriche. Là il fallut nous arrêter. Tous les ponts sur l’Inn, qui sépare la Bavière de l’Autriche, avaient été détruits. Il fallut attendre qu’ils fussent rétablis et laisser passer deux corps d’armée avant nous. Cela dura deux jours, après quoi notre tour de marcher étant arrivé, nous nous mîmes en route par une pluie battante. Nous fîmes ainsi huit lieues dans des chemins qui étaient une véritable bouillie. La nuit venue, on nous fit bivouaquer dans un bois, n’ayant pour souper qu’une croûte de pain toute mouillée, et pour nous procurer de l’eau à boire, il nous fallut attendre plus d’une heure auprès d’un puits où toute notre division venait puiser.Après avoir passé une nuit sous la pluie et sans sommeil, il fallut nous remettre en route. Arrivés près de Lintz, nous entendons le canon, et un aide-de-camp vint nous faire prendre le pas de charge. En traversant Lintz, nous vîmes arriver beaucoup de blessés, ce qui nous prouvait que cela chauffait non loin de nous. Le canon ronflait toujours, et, sur la route au-delà de la ville, on doubla le pas pour arriver à temps au bal. Mais tout à coup le canon cessa et on nous fit faire halte près d’un hameau où il y avait déjà dix mille hommes. Pas moyen d’aller chercher là quelque chose, il fallait rester au bivouac et tâcher d’y trouver quelques vivres, car nous avions grand’faim. Nous étant procurés un morceau de viande, nous nous mîmes en devoir de faire la soupe dans un vieux chaudron que nous avions trouvé. Il fallut faire plus d’un quart de lieue pour trouver de l’eau, après quoi l’on mit le chaudron sur le feu; mais on ne laissa pas au bouillon le temps de se faire. On trempa la soupe au bout de quelques heures, en ménageant bien le pain; car nous n’avions qu’un pain pour quatre et on en avait bien mangé la moitié en attendant que la soupe se fasse. A moitié rassasiés, nous nous couchâmes autour du feu, cherchant dans le sommeille repos de nos fatigues. Au milieu de la nuit, nous fûmes réveillés par la fusillade et deux coups de canon. La division prit les armes et marcha à l’ennemi qui avait repris l’offensive. La veille, après un combat acharné, on l’avait chassé d’Ebersberg (3 mai 1809). Pendant le combat, le village avait été incendié et le feu s’étant mis aux ponts, une division qui avait passé la rivière se trouva alors isolée des autres corps et eut à supporter les attaques de toute l’armée autrichienne. On réussit assez promptement à rétablir les communications et à forcer l’ennemi à battre en retraite.
Pendant ce temps, le malheureux village d’Ebersberg continuait de brûler. Comme le combat de la veille avait été très meurtrier, les maisons, les rues, les bords de la rivière étaient encombrés de morts et de blessés qui furent atteints par l’incendie, et, lorsque l’on put pénétrer dans le village, on n’y trouva plus que des monceaux de cadavres à demi brûlés. Le spectacle était si horrible, qu’on voulut en épargner la vue à l’armée; on la fit défiler à droite du village, sur un chemin que l’on fit exprès. La curiosité me poussa à aller visiter cette scène de carnage. Jamais je n’ai rien vu de plus effrayant que ces cadavres grillés n’ayant plus aucune ressemblance humaine. Près de l’extrémité du village, il y en avait un tas qui bouchait l’entrée d’une rue: c’était un amoncellement de bras et de jambes, de corps informes à moitié carbonisés. A cette vue, le cœur me manqua, les jambes se dérobaient sous moi et je ne pouvais plus ni avancer ni reculer, restant malgré moi immobile à contempler cet affreux spectacle. Il y avait là plusieurs officiers et généraux que la curiosité avait eux aussi poussés là. Ils étaient comme moi atterrés. Des larmes roulaient dans tous les yeux et personne n’osait proférer une parole. Mon général me fit signe de me retirer. Je ne me le fis pas dire deux fois, et je m’éloignai de ce lieu de désolation. J’avais parcouru bien des champs de bataille, mais je n’avais jamais éprouvé autant d’émotion. Je rejoignis mon régiment, dans la plaine, au-delà d’Ebersberg. Il faisait halte attendant des ordres. Pendant que nous étions au repos, l’empereur arriva pour faire des promotions au 26ème léger. C’était un des régiments qui avaient été le plus éprouvé dans l’affaire de la veille, il fallait remplacer les pauvres grillés. Les manquants étaient nombreux depuis le sous-lieutenant jusqu’au commandant; car pendant plus d’une demi-heure on n’entendit que battre des bans.
A suivre.