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La campagne d’Autriche (1809) vécue par le musicien Girault. (III)

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Suite du témoignage de Philippe-René Girault (1775-1851), musicien dans les rangs du 93ème  régiment de ligne.

« Le temps s’était remis au beau, la marche était devenue moins pénible, attendu que nous ne faisions guère que quatre ou cinq lieues par jour. Mais il nous fallait coucher à la belle étoile, au bivouac, et puis les vivres manquaient souvent. Nous avions la paresse, nous musiciens, de ne pas porter de marmite avec nous, aussi fallait-il souvent nous passer de soupe ou attendre qu’une escouade de soldats eût terminé sa cuisine. Quelquefois, lorsqu’il n’y avait pas de distribution du tout, les soldats vivaient de maraude; alors je me mettais à parcourir le camp, et comme j’avais beaucoup de connaissances parmi les sous-officiers, je mangeais la soupe avec l’un, buvais un coup avec l’autre en cassant une croûte, et de cette manière je ne souffrais pas trop de la faim, ce qui arrivait à beaucoup de nous. Un jour que je m’étais éloigné du bivouac pour mettre culotte basse, dans un blé, je vis un Autrichien couché tout son long et qui paraissait dormir. Je m’approchai de lui et le remuai pour le faire lever. Mais je m’aperçus qu’il était mort: une balle lui avait traversé le corps. En rentrant au bivouac, je racontai cela à mes camarades et l’un d’eux, sur mes indications, partit pour aller voir le cadavre ; mais ce n’était pas la curiosité seule qui le poussait. Il revint avec une ceinture contenant cinq ducats d’or et quelque argent blanc qu’il avait trouvés sur le pauvre mort. C’est une triste besogne qu’il avait faite là, et l’idée ne m’en était point venue. Dépouiller les cadavres ne fut jamais mon fait. Et cependant à la guerre, c’est chose que l’on se permet généralement sans scrupule. Beaucoup sont poussés par cette idée: « Si, moi, je ne le fais pas, un autre le fera: mieux vaut que j’en profite. » Quoi qu’il en soit, nous nous mîmes en devoir de vérifier si les ducats étaient de poids. La ville n’était qu’à un quart de lieue. Nous nous y rendîmes quatre. Nous nous fîmes servir un repas magnifique, où le vin d’Autriche ne fut pas épargné, et nous oubliâmes, en faisant bombance jusqu’au soir, les privations des jours précédents. Le lendemain, on nous fit une distribution de biscuits. Il m’en revenait trois pour ma part.

Je les mis soigneusement dans mon petit sac, me promettant bien de n’y toucher qu’en cas d’extrême nécessité. A mesure que nous avancions, les difficultés de la route devenaient plus grandes. Les Autrichiens, que nous poursuivions l’épée dans les reins, brûlaient tous les ponts pour retarder notre marche et détruisaient toutes les ressources du pays pour nous empêcher d’y vivre. Mais ils avaient beau faire, ils ne pouvaient arrêter notre marche sur Vienne. Notre division faisait partie du 4ème corps d’armée, commandé par Masséna. Il n’avait pas encore été aux prises avec l’ennemi. On nous réservait sans doute pour la bonne bouche. En attendant, nous parcourions un pays dévasté, d’abord par l’ennemi, puis par les corps d’armée qui nous avaient précédés, de sorte que nous ne trouvions absolument rien dans les villages que nous traversions et qui étaient abandonnés par leurs habitants. Ce n’est qu’aux environs des villes que nous trouvions le nécessaire et que l’on nous faisait des distributions suffisantes. C’est ainsi qu’arrivés aux portes de Saint-Polten, on nous distribua du pain et de la viande. C’était déjà quelque chose; mais, pour faire la soupe, il fallait aller chercher du bois et de l’eau fort loin du bivouac, quand il était si facile, croyions-nous, de faire un bon repas dans la ville, qui n’était qu’à deux pas. Quelques camarades et moi nous nous y risquâmes. Aux portes, nous trouvâmes des factionnaires de la Garde; car l’empereur et tout son état-major étaient logés à Saint-Polten. On nous laissa entrer sans trop de difficultés, les musiciens ayant à peu près carte blanche. Il s’agissait alors de trouver une auberge. Nous en trouvâmes un grand nombre; mais tout était plein, et il nous fut impossible de nous faire servir quoi que ce soit, et de trouver à nous loger même pour notre argent. Passant devant la mairie, j’eus l’idée d’y entrer pour voir si je ne pourrais pas obtenir de billet de logement. Je fus un peu déconcerté en trouvant là un colonel, qui me demanda ce que je voulais. Je lui expliquai notre embarras pour nous loger et nous nourrir. – « Il paraît, me dit-il d’assez bonne humeur, que les musiciens n’aiment pas le bivouac. Combien êtes-vous ? — Nous sommes vingt-quatre musiciens du 93ème ; mais nous ne sommes que six ici, les autres nous attendent à la porte de la ville. — Allons, pour que vous puissiez vous reposer et nous faire de bonne musique à notre entrée à Vienne, après demain, je vais vous donner des billets de logement. » On me donna quatre billets de logement de six, et, bien content, je remerciai le colonel et j’allai retrouver mes  camarades. L’un d’eux alla au camp porter la bonne nouvelle à ceux qui y étaient restés, et chacun se mit en devoir de chercher son logement. Je trouvai dans le mien deux officiers de la Garde. L’un d’eux était un vieux militaire qui avait longtemps servi dans la même division que moi. Sitôt que la connaissance fut faite, il ne voulut plus me laisser. Il me fallut partager un dîner de prince à la table des officiers, et quand nous eûmes entonné le récit de nos campagnes, il n’y en avait plus que pour nous deux à parler. Tout en vidant quelques vieilles bouteilles de vin autrichien, nous nous remémorâmes toutes les misères et aussi toutes les gloires de l’armée du Rhin, et nous ne nous séparâmes qu’à minuit pour nous coucher sur des matelas par terre. Le matin, dès cinq heures, nous étions en route pour regagner le camp, après avoir partagé un très bon déjeuner commandé par nos officiers. Le lendemain, nous étions à trois lieues de Vienne, bivouaquant dans un petit bois, lorsqu’on entendit une explosion formidable. Le bruit courut bientôt dans tout le camp que les Autrichiens avaient fait sauter le château de Schönbrunn avec l’empereur Napoléon qui venait d’y établir sa résidence. La consternation régna alors dans tout le corps d’armée, et pendant trois heures on resta dans les transes, lorsqu’enfin un officier d’ordonnance vint nous apprendre ce qui s’était passé. Les Autrichiens avaient enterré quelques barils de poudre sur le chemin qui correspond du faubourg de Schönbrunn au faubourg de Hongrie. Voyant passer un peloton de cavalerie et croyant que c’était l’Empereur et son escorte, ils y avaient mis le feu. Mais personne n’avait été atteint. Tout le camp accueillit cette bonne nouvelle par un immense cri de « Vive l’Empereur ! »

Le 10 mai 1809, à neuf heures du matin, nous arrivions aux portes de Vienne, ou du moins aux portes de ses faubourgs, deux fois plus considérables que la ville elle-même. Les faubourgs n’étant pas fortifiés, nous entrâmes sans éprouver de résistance. On nous fit faire musique, à la tête du régiment, pendant la marche, à travers les rues, jusqu’à l’esplanade qui sépare les faubourgs de la ville proprement dite, seule entourée de fortifications. Là notre musique fut interrompue par les canons des remparts qui nous saluèrent à coup de mitraille. Nous nous empressâmes de nous mettre hors de portée, et pendant que notre régiment bivouaquait dans les rues, nous cherchâmes une auberge où nous pourrions nous restaurer. Nous en trouvâmes une sur la route de Hongrie, où il y avait déjà beaucoup de monde et où l’on nous servit de la bière et de la charcuterie. Nous terminions notre repas, lorsque arriva, pour camper près de là, une division et le parc d’artillerie. En un instant la maison fut envahie, non par des consommateurs, mais par des pillards. La pauvre maîtresse d’auberge, qui nous avait servis avec beaucoup d’affabilité, assista de son comptoir à la dévastation de son établissement. Elle pleurait comme une Madeleine, ce qui n’empêcha pas qu’on vînt lui prendre son argent jusque dans ses poches. En moins d’un quart d’heure, la maison fut complètement nette et les habitants, craignant un plus mauvais sort, s’étaient enfuis vers la ville. De cette manière, et bien involontairement, nous n’eûmes pas à payer notre consommation. Cependant la ville de Vienne ne s’était pas encore rendue. Un de nos généraux de brigade, qui avait été envoyé en parlementaire, faillit être assassiné par la populace. Couvert déjà de blessures, il aurait été infailliblement massacré, si un perruquier et sa femme ne l’avaient fait entrer dans leur maison où un piquet de nos soldats alla l’arracher des mains de ces furieux. Ordre fut alors donné de bombarder la ville. Notre division fut chargée d’aller occuper la célèbre promenade appelée le Prater.

Mais il fallait passer le bras du Danube qui sépare cette promenade du faubourg, et tous les ponts avaient été détruits ainsi que les barques. Cependant dans leur précipitation les Autrichiens avaient oublié trois ou quatre petits bateaux. Après avoir balayé avec quelques coups de canons les postes qui se trouvaient en face de nous, sur l’autre rive, on fit embarquer quelques compagnies de voltigeurs et de grenadiers ; et la rive gauche occupée, et sous la protection de nos canons, on se mit en devoir de fabriquer un pont. Ce fut bientôt fait, et toute notre division franchit le Danube et alla camper dans le Prater et le faubourg de Leopoldstadt.

Toute la promenade était garnie de cafés, de guinguettes, de lieux de divertissement de toutes sortes. Il y avait même une salle de spectacle. Tout cela fut mis au pillage. Le camp devint bientôt comme une foire. Les soldats étalaient leurs marchandises qui comprenaient des objets de toutes sortes, des habits de comédiens) des robes de comédiennes, des instruments de musique, dont quelques-uns de grande valeur. Ces derniers objets me tentaient bien, j’aurais pu avoir pour un écu des instruments valant au moins dix louis. Mais je ne voulais pas m’embarrasser, j’avais assez de mon corps à traîner, et puis je n’aurais pas voulu qu’on crût que je les avais pillés moi-même. J’achetai cependant, pour trente sous, une lunette d’approche, et pour l’éprouver je m’approchai du grand bras du Danube, qui était en cet endroit fort large, et je cherchais à découvrir sur l’autre rive les Autrichiens. Je les voyais si bien que je ne pus m’empêcher de faire quelques exclamations qui attirèrent l’attention d’un général du génie qui lui aussi examinait l’autre rive dans sa lunette. Il me demanda de lui prêter la mienne, et il la trouva si bonne qu’il me proposa de l’acheter. Je ne me souciais guère d’abandonner mon emplette; mais il insista de telle sorte, que je finis par la lui céder pour un louis qu’il me paya sans marchander. Une batterie d’obusiers avait été établie dans le Prater, et les obus lancés sur la ville avaient incendié les principaux hôtels et les principaux édifices. Pour éviter la destruction de la ville entière, les troupes autrichiennes abandonnèrent Vienne, et les habitants s’empressèrent de demander à capituler. La capitulation fut signée le 13 mai, et, le même jour, nos soldats occupèrent la capitale de l’Autriche.

Pour nous, on nous logea dans un des faubourgs où nous étions tout un corps d’armée. Nous étions tous les uns sur les autres. Dans une seule habitation, nous étions une compagnie, les sapeurs et la musique, c’est-à-dire environ cent trente hommes. Et les habitants étaient obligés de pourvoir à nos besoins, de nous fournir à boire et à manger, et cela dura pendant cinq jours. Le lendemain, nous allâmes nous promener dans Vienne. Je trouvai la ville bien moins belle que ses faubourgs: il est vrai qu’une partie de ses monuments avaient été ruinés par le bombardement. Dans les rues, on ne trouvait que des soldats qui bivouaquaient, et les habitants, encore dans la consternation, n’osaient sortir de chez eux. En nous promenant, nous vîmes un café qui avait pour enseigne: A la Parisienne. Nous y entrâmes, mais nous eûmes beaucoup de peine à nous faire servir: c’était plein partout, l’enseigne avait fait fortune et pendant tout le temps que les Français restèrent à Vienne, la vogue continua et le maître de l’établissement fit, m’a-t-on dit, une fortune colossale. Je demandai à un garçon, qui parlait fort bien français, si dans le voisinage il n’y avait pas quelque curiosité. — « Tout le monde va voir, nous dit-il, un poteau où tous les maréchaux qui viennent en ville se croient obligés de planter un clou. » Il nous indiqua où était ledit poteau et nous allâmes le voir. Il avait environ cinq à six pieds de hauteur et deux pieds de circonférence, et était garni de clous de haut en bas, de sorte qu’il paraissait bien difficile de trouver de la place pour en mettre de nouveaux. Je crois qu’il aurait fallu passer huit jours au moins pour les compter. On nous assura que ledit poteau était aussi ancien que la ville. Ce pouvait être curieux, mais n’était guère précieux. Si l’on ne voyait pas de Viennois dans les rues, en revanche les juifs y pullulaient. Ils harassaient les soldats pour leur demander s’ils avaient quelque chose à vendre, et j’assistai à plus d’un marché où ces coquins exploitaient l’ignorance de nos soldats. C’est là que je m’aperçus que le papier était la monnaie usuelle du pays et qu’un florin d’argent valait deux florins en papier. Jusque-là j’avais payé mes petites dépenses en argent au prix du papier et j’avais perdu la moitié. Je m’empressai de changer un écu de six francs pour lequel on me donna six florins en papier: le florin en argent vaut deux francs. Mais je ne tardai pas à regretter mon écu; car le lendemain on nous paya un mois de solde en papier, en comptant le florin pour un franc. Un de mes confrères, qui était déjà venu à Vienne, me dit qu’il savait où demeurait le célèbre Haydn, le père de la symphonie, et que, si je voulais, il m’y conduirait. Je ne demandais pas mieux; mais pouvions-nous espérer d’être reçus, après tant de généraux et de maréchaux qui avaient tenu à honneur de visiter l’illustre musicien. Nous y allâmes quatre et, malgré nos craintes, nous fûmes bien accueillis. Il nous dit qu’il avait toujours grand plaisir à s’entretenir avec des musiciens; mais qu’il craignait bien de ne pas avoir longtemps encore ce plaisir, vu qu’il se sentait bien affaibli. Il disait vrai, car il est mort dans la même année. On peut bien croire que la présence des armées françaises a abrégé ses jours; car les habitants de Vienne ont éprouvé bien des misères. On s’était emparé, pour les besoins de l’armée, de tous les magasins de blé et de farine, ainsi que des moulins. Aussi les boulangers ne se procurant que très difficilement des farines, ne pouvaient plus satisfaire aux besoins de la population, et j’ai vu, à la porte des boulangers, plusieurs centaines de personnes faire queue pour n’obtenir qu’une livre de pain. On était rationné comme pendant un siège, et beaucoup se passèrent de pain pendant plus de huit jours. »

A suivre.

 

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