Suite du témoignage de Philippe-René Girault (1775-1851), musicien dans les rangs du 93ème régiment de ligne.
« Le 10 mai 1809, tout notre corps d’armée reçut l’ordre d’aller se poster à deux lieues au-dessous de Vienne, sur les bords du Danube, qu’il s’agissait de franchir. Pour cela il fallait construire trois ponts: un premier pour passer dans une petite île, un second pour aborder dans l’île Lobau, et enfin un troisième pour passer de l’île Lobau sur a rive gauche. J’allai voir travailler aux ponts, et comme j’étais assis sur une pièce e bois, je vis arriver l’Empereur qui se mit fort en colère, parce qu’il ne trouvait pas le premier pont terminé. Il ne restait plus que deux ou trois barques à placer. Il ne s’en alla que lorsque le pont fut terminé, et, comme quelques pièces de bois obstruaient encore le passage, et qu’on ne se pressait pas assez d’obéir à ses ordres pour les enlever, il distribua quelques coups de cravache et tout fut bientôt nettoyé. Le 20, lorsque le pont qui reliait l’île Lobau à la petite île fut terminé En arrivant au pont, nous vîmes l’empereur qui en examinait les travaux. Mes camarades qui comme moi l’avaient reconnu, se mirent à plaisanter : — « As-tu vu le tondu? — As-tu vu le petit caporal ?» Comme il n’avait pas sa redingote, et que sa toilette paraissait plus soignée que d’habitude, je dis: —« Il s’est mis en toilette pour le grand bal qu’il va donner demain aux Autrichiens. » Comme je prononçais ces paroles, je me sens heurter. C’était l’empereur qui me poussait pour passer devant moi. J’aurais bien voulu avoir mes paroles dans le ventre; mais il ne dit mot et se mit à sourire, ce qui lui arrivait rarement, et nous entrâmes dans l’île Lobau, avec l’Empereur, au milieu de notre musique. Nous traversâmes toute l’île, qui a bien deux lieues d’étendue, et l’on nous posta en bataille derrière un petit bois où nous passâmes la nuit pendant que les voltigeurs et les grenadiers, dont on forma des bataillons, passaient sur des barques le troisième bras du Danube, pour protéger la construction du troisième pont auquel on travaillait avec la plus grande activité. Je m’étais couché près d’un feu qu’avaient allumé les travailleurs et je fis un petit somme. A mon réveil, je me trouvai le plus proche voisin de l’Empereur. Il était assis sur une pièce de bois qui me servait d’oreiller. Très étonné de n’avoir pas été dérangé, mais effarouché d’un pareil voisinage, je ne savais comment me tirer de là. Je fis comme si je n’avais rien vu, je me retournai et feignis de dormir. J’écoutais de toutes mes oreilles ce que l’on pouvait dire, mais je n’entendis rien d’intéressant. On ne s’occupait que de faire diligenter les ouvriers pour la confection du pont. De temps en temps l’Empereur s’appuyait sur ses deux mains et faisait sans doute un petit somme; puis il s’informait si l’ouvrage avançait.
Sur les deux heures du matin, il alla s’assurer par lui-même de l’état des travaux, et il dit aux ouvriers: – « Si dans deux heures le pont est fini, il y a deux cents napoléons pour vous autres. » Sous l’œil du maître, on fit des prodiges. Tout le monde travaillait : officiers, généraux étaient dans l’eau presque jusqu’au cou. A trois heures et demie tout était prêt et à quatre heures du matin (21 mai 1809) nous abordions l’autre rive, l’empereur et tout son état-major à notre tête. En débouchant du pont, nous entrâmes dans une plaine superbe. J’entendis le prince Berthier dire à l’Empereur: — « Voilà une magnifique salle de bal. Nous allons y faire danser les Autrichiens. » Pour cette fois il s’est trompé. Il y a bien eu danse, mais c’est nous qui avons payé les violons. Notre régiment ayant pris position à droite du village d’Essling, j’allai à la découverte pour tâcher de trouver quelque nourriture ; car j’avais mangé mon dernier morceau de pain le matin et il ne devait pas y avoir de distribution avant le soir. Je trouvai un bidon de graisse; puis, comme dans le village il y avait beaucoup d’oies qui avaient été plumées et vidées par les premiers arrivants, je ramassai, parmi les débris, des foies et des cœurs qu’on avait dédaignés et qui furent pour moi les éléments d’un bon fricot où la graisse ne manquait pas. Un de mes confrères avait trouvé de la farine, nous en fîmes une galette que nous fîmes cuire dans la cendre. Notre festin, quoique bien modeste, attira cependant des convives. L’adjudant-major et l’adjudant sous-officier, qui n’avaient rien à se mettre sous la dent, vinrent nous demander de partager notre repas. Nous avions grand’faim, aussi nous n’attendîmes pas que la galette fût cuite; nous la mangeâmes en pâte et en doublant les bouchées de fricot. Nous finissions notre festin, quand le premier coup de canon se fit entendre. L’adjudant-major courut reprendre son poste, et l’adjudant qui était un de mes pays, me fit ses adieux en m’embrassant, disait-il, pour la dernière fois. Il avait le pressentiment qu’il n’en reviendrait pas. Pendant trois mois, on le crut mort, mais il n’était que prisonnier. Moins heureux fut un de mes intimes amis, un sergent-major, qui lui aussi avait des idées noires, et qui nous répétait souvent qu’il ne verrait pas finir la campagne. Un boulet de canon le coupa en deux, quelques minutes après que je lui eusse serré la main. Dès les premiers coups de canon, la plupart de nos confrères s’empressèrent de repasser le Danube. Six de nous seulement restèrent avec l’année, malheureusement pour nous; car si nous les avions suivis nous nous serions épargné bien des misères. Pour nous garantir des boulets, nous nous retirâmes dans le village d’Essling. Au milieu du village, un aide-de-camp vint à moi et me demanda si je n’avais pas vu le maréchal Lannes. Un moment après le prince Berthier arrivait au galop demandant lui aussi après le maréchal. A l’instant, je le vis qui traversait un verger. Je le montrai au prince qui, piquant des deux, alla le rejoindre, et le ramena pour le conduire à l’empereur qui était de l’autre côté du village. C’est la dernière fois que je devais voir le maréchal Lannes qui, le lendemain, eut la cuisse emportée par un boulet et qui mourut quelques jours après à Vienne (31 mai 1809). J’étais monté au grenier d’un bâtiment fort élevé, qui servait de magasin de grains. De là je découvrais tout le champ de bataille. Je pus constater que l’ennemi avait des forces bien plus considérables que les nôtres. Les Autrichiens avaient trois lignes, l’une derrière l’autre, tandis que nous n’en avions qu’une, encore nous ne garnissions pas tout notre terrain. Ils étaient bien cent mille, contre nous trente mille, mais des troupes débouchaient sans cesse du pont du Danube, cela me rassura. J’étais loin de me douter que les renforts, dont nous avions tant besoin, allaient être arrêtés par la rupture des ponts, et que la Grande Armée allait être coupée en deux. Comme les boulets menaçaient de venir me trouver dans mon observatoire, je m’empressai de descendre. Je trouvai en sortant un bataillon qui venait occuper la maison. Il se livra là un terrible combat, qui ne fut pas à notre avantage. Au bout de deux heures, le bataillon fut obligé d’abandonner sa position après avoir fait des pertes considérables. Abandonnant le village, où il faisait trop chaud pour moi, je me dirigeai du côté du quartier-général de l’Empereur, pensant que là je serais moins en danger. Mais je n’y arrivai pas sans baisser souvent la tête, les boulets sifflant de tous côtés. L’Empereur et son état-major étaient dans un petit fond près d’une tuilerie. Un général ou un maréchal, je ne pouvais d’où j’étais distinguer les insignes, était monté dans les bâtiments de la tuilerie, et de là suivait les divers incidents de la bataille. Il en informait l’Empereur qui était au-dessous et qui d’après cela donnait des ordres qu’allaient porter dans toutes les directions, au triple galop, une nuée d’aides de camp. J’aurais bien voulu m’approcher plus près pour entendre ce que disait le patron; mais il ne fallait pas songer à franchir le cercle que formaient autour du quartier-général les chasseurs de la Garde. Un boulet qui vint en ricochant s’enfoncer en terre, presque à mes pieds, me fit abandonner la place et me guérit de ma curiosité. Je m’empressai de me mettre hors de portée du canon en me dirigeant du côté du Danube. Je trouvai là mes camarades qui m’apprirent qu’ils avaient essayé en vain de franchir le pont, qui était exclusivement réservé au passage des blessés. Il y avait en faction, sur le pont, un maréchal et plusieurs généraux qui avaient pour consigne de ne laisser passer aucun soldat valide. Avec de tels factionnaires, il n’y avait pas à parlementer. Toute la rive était encombrée de blessés qui y avaient été déposés en attendant leur passage dans l’île. Tous ces blessés avaient fait sortir de l’armée beaucoup de soldats qui, pour se tirer du danger, se mettaient trois ou quatre à porter un blessé. C’étaient ceux-là surtout qu’on voulait empêcher d’entrer dans l’île, dont ils ne seraient plus sortis. Mais on avait beau leur ordonner de rejoindre leurs corps, ils se faufilaient au milieu de la foule des blessés et augmentaient le désordre qui était à son comble, lorsque la nuit vint. Il n’y avait point de service d’ambulance organisé et l’on n’entendait partout que les cris des blessés appelant au secours. Mes camarades et moi nous nous mîmes en devoir de soulager autant que nous le pouvions les pauvres moribonds. Il y avait là un capitaine de grenadiers qui avait l’épaule emportée par un boulet. C’est par lui que je commençai, quoiqu’il n’y eut pas d’illusion à se faire sur son sort; mais le pauvre malheureux endurait de telles souffrances, que je voulus essayer de le soulager. Je dépouillai de leurs chemises plusieurs morts qui étaient parmi les blessés, et avec mon couteau j’en coupai des bandes. Nous avions une gamelle de fer-blanc dans laquelle nous allâmes chercher de l’eau. Je lui lavai sa plaie, puis je la lui bandai le mieux que je pus. Il se trouva un peu soulagé, mais ce ne pouvait être pour longtemps. Nous pansâmes ainsi, pendant la nuit, une vingtaine de blessés; mais notre plus grand ouvrage fut de donner à boire à ces pauvres malheureux, à qui la soif faisait sortir la langue de la bouche. Nous n’avions d’autre vase que notre gamelle, qui nous servait alternativement à laver leurs plaies et à leur donner à boire de l’eau toute boueuse. On avait amené près de nous un convoi de prisonniers autrichiens. Plusieurs avaient des bidons. Je leur ordonnai d’aller les remplir et de donner à boire à leurs blessés ainsi qu’aux nôtres, car nous ne pouvions pas suffire. Mais je m’aperçus bientôt qu’à la faveur de la nuit, tous les prisonniers valides s’enfuyaient : il n’y avait personne pour les garder. Je résolus d’aller en prévenir un général qui était près du pont; mais le Danube venait de déborder, et pour arriver jusqu’au général, je fus obligé de me mettre à l’eau jusqu’aux genoux. Le général qui était de fort mauvaise humeur, me reçut fort mal. — « Qu’ils aillent au diable, me répondit-il, cela ne me regarde pas », et il me tourna le dos. Je fus bien fâché de m’être mis à l’eau pour obtenir une aussi belle réponse. Je retournai près de mes camarades, et toute la nuit se passa à soigner les blessés, sans qu’aucun de nous ne songeât à dormir. A la pointe du jour, je montai sur une petite éminence, et je ne vis autour de moi qu’un amas de blessés, couchés presque les uns sur les autres, et sur la route une foule de cavaliers et de fantassins qui cherchaient à gagner le pont; mais la route était tellement encombrée que personne ne pouvait plus avancer. La crue du Danube ayant augmenté, les abords du pont étaient devenus impossibles. Il fallait attendre qu’on l’eût rendu de nouveau praticable. Sur ces entrefaites, nous apprîmes que les ponts qui reliaient l’île Lobau à la rive droite avaient été emportés. »
A suivre.