« Avec une carte d’électeur de Maine-et-Loire, j’assistai au Champ de mai qui se tint au Champ-de- Mars. Nous occupions, au nombre de trois à quatre cents, deux pavillons en bois, tournant le dos au Champ-de-Mars et faisant face au pavillon de l’horloge de l’École militaire, avec lequel ils communiquaient par une estrade destinée à l’empereur, à sa famille et aux grands officiers. La majeure partie des électeurs étaient de vieux patriotes de 89 encore pleins d’énergie. Les figures étaient graves et sombres, comme les circonstances au milieu desquelles on se trouvait. L’Acte additionnel aux constitutions de l’empire avait aliéné bien des cœurs à Napoléon. On ne se gênait pas pour en faire la critique à haute voix. En somme, je trouvai cette assemblée peu favorable à l’Empereur. Il se fit attendre longtemps. Lorsqu’il parut, tout le monde se leva. Les cris de « Vive la France, vive la Nation » couvrirent ceux, rares et timides, de « Vive l’Empereur ! ». Son visage s’assombrit. Tout le monde remarqua combien il était changé : il avait pris de l’embonpoint, sa figure grasse et pleine était sans fraîcheur, mais toujours agréable et imposante. Le discours rédigé au nom des électeurs par Carrion-Nisas fut prononcé par Dubois d’Angers, d’une voix distincte et retentissante. Napoléon n’y répondit que quelques mots. Après quoi, il descendit pour aller au Champ-de-Mars passer la revue des troupes nombreuses et distribuer des drapeaux. Il fut reçu avec des acclamations et des cris frénétiques. Tournant le dos au Champ-de-Mars, nous entendions tout sans rien voir et sans savoir au juste ce qui se passait. On nous avait recommandé de ne pas quitter nos places. Après cette revue qui dura une heure et demie au plus, Napoléon repassa devant nous : il avait la figure animée, l’œil fier; il nous salua d’un air hautain. Il était aisé de voir que la réception des électeurs et celle des troupes l’avaient affecté d’une manière bien différente. Les écoles avaient formé des compagnies d’artillerie ; la garde nationale, les ouvriers sous le nom de fédérés, se préparaient à la résistance. Tous s’exerçaient au maniement des armes. Cependant l’enthousiasme qui avait accueilli Napoléon à son arrivée n’était plus le même. L’Histoire dira pourquoi. Moi, je rapporte les faits dont j’ai été témoin. »
(Docteur POUMIES DE LA SIBOUTIE (1789-1863), « Souvenirs d’un médecin de Paris… », Plon, 1910, pp.158-159)