François Franconin (1788-1857) était au moment de son entrée en Espagne, caporal au 1er régiment de tirailleurs, et ce depuis le 20 avril 1810. Le 22 mai de l’année suivante, il est nommé fourrier dans ce même régiment. Ses « Lettres et Souvenirs » dont est extraite la correspondance qui suit, parurent la première fois en 1909 dans le « Carnet de la Sabretache ». Ses lettres sont adressées à ses parents.
Bilbao, 14 août 1810.
Depuis plus de deux mois je soupirais après une de vos lettres. Je viens enfin d’en recevoir une en réponse à celles que j’eus le plaisir de vous écrire dans le cours de mon voyage à Saint-Jean-de-Luz…. Voici près de trois semaines que nous sommes dans cette ville et nous n’avons pas encore eu le temps de respirer. Nous sommes toujours de garde ou en course contre les brigands que nous avons beaucoup de peine à joindre dans les montagnes escarpées qui composent presque toute la Biscaye. Bilbao est une belle et charmante ville, sa grandeur est moyenne. Extrêmement bien placée dans une colline très fertile, qui se prolonge jusqu’à la mer dont elle est éloignée à environ trois lieues de poste, et à laquelle elle communique par une rivière sujette aux marées et qui est assez forte avec leurs secours pour former presque autour un port sûr et assez grand. Elle doit être considérable par son commerce, en temps de paix, à en juger aux avantages de sa position et à son commerce actuel. Les habitants m’ont paru jusqu’à présent les plus affables de l’Espagne. On dirait qu’ils nous aiment, surtout les femmes. Jamais l’aménité n’exista autant et la fierté si peu, chez ce sexe aimable, que dans cette ancienne capitale de la Biscaye.
P.S. Voici mon adresse : M. Franconin, caporal dans la 1ère compagnie du 2ème bataillon du 1er régiment de tirailleurs-grenadiers de la Garde Impériale, à Bilbao, à la suite du régiment.
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Logroño, 19 décembre 1810.
Jugez de ce que je souffre ! Quoique certain que vous soupirez après la connaissance de mon sort, il m’a été impossible de faire cesser plus tôt votre cruelle inquiétude. Depuis près de deux mois nous sommes à courir les montagnes, nous partons le matin sans avoir d’endroits fixes où nous devions nous arrêter à la fin de la journée. Nous marchons dès la pointe du jour et nous couchons aux villages que nous rencontrons lorsque nous ne voyons plus rien.
Le seul soulagement que j’éprouve dans toutes ces fatigues était l’espoir d’apprendre de vous nouvelles en rejoignant l’état-major. J’ai été cruellement trompé ! Je n’ai rien trouvé que la certitude que vous m’aviez oublié, que vous étirez malade ou que vous aviez écrit et que vos lettres étaient perdues ou égarées, vu le fréquent changement de cantonnement. Les deux premières causes sont trop terribles pour que je ne cherche pas à en éloigner l’idée désolante ; la dernière, quoique malheureuse pour moi, puisqu’elle prolonge mes craintes, ne laisse pas de me donner l’espérance de connaître sous peu comment vous êtes, si vos chagrins diminuent et si vous jouissez tous d’une santé ferme et durable.
Enfin, à force de marcher à la rencontre des brigands, nous les avons vus plusieurs fois de suite. Employant autant de ruses pour les trouver qu’ils en mettaient pour nous éviter, deux colonnes mobiles de la Garde rencontrèrent un de leurs plus fortes bandes dans une colline à deux portées de fusil d’une assez grande ville nommée Bellerado, située dans la Rioja, province touchant à la Navarre, à la Biscaye, à la Vieille-Castille et à la Nouvelle. Nous les battîmes complètement. On leur tua plus de 800 hommes. Ils furent heureux du retard qu’a éprouvé une des colonnes pour se réunir à l’autre, dont ils ont profité, sans quoi il en serait peu resté pour aller apprendre aux autres la nouvelle de la défaite de Mina, leur plus fameux général. Nous n’avons cessé pendant huit jours de poursuivre les restes de ces bandits dans les montagnes les plus escarpées. Plusieurs fois nous en avons défait les détachements, mais il nous a été impossible de trouver les autres. Je ne savais que penser de ces coquins avant d’avoir éprouvé leu valeur. Elle est très peu de chose. Ils ne sont bons que dans les gorges et six fois plus nombreux que leurs adversaires.
J’écrirai au général [Le général Franconin-Sauret (1742-1818), un des parents de l’auteur, et qui avait débuté dans la carrière militaire en 1756] si le temps me le permettait. J’espère avoir ce plaisir et cet honneur dans peu de jours. En attendant, veuillez le persuader que je conserve le souvenir de ses bontés et que je l’embrasse le plus respectueusement possible.
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Logroño, 30 décembre 1810.
Votre lettre datée du 30 octobre, en réponse à la mienne de Los Arcos, et sans doute la dernière que vous m’avez écrite, est venue calmer la crainte que m’occasionnait votre long silence. J’ai cru y voir quelques reproches sur la distance qui existe entre la réception de mes lettres et mêmes de leurs dates. Si je voulais me justifier, je répéterais une deuxième dois ce que vous avez lu dans ma dernière ; mais je me contenterai de vous persuader qu’il m’a été absolument impossible de vous écrire plus souvent que je ne l’ai fait jusqu’à présent, à cause du peu d’occasions qui se présentent de faire passer les lettres à Vittoria. Vous n’ignorez pas combien je suis sensible à vois moindres peines ; comment voulez-vous que mon cœur, qui est toujours où vous êtes, ne cherche pas tous les moyens d’adoucir les cuisantes inquiétudes que vous donnez mon absence et les dangers apparents auxquels vous croyez que je suis exposé journellement ? Soyez plus tranquille, je vous prie ; quoique j’éprouve quelques fatigues, elles sont loin d’être aussi considérables que votre tendresse paternelle, qui seule m’en console, vous les fait voir. Il en est de même des dangers ; ils n’existent que pour les personnes imprudentes. Les brigands sont trop peu redoutables, quoique nombreux ; leur perfidie seule est à craindre. Calmez donc vos appréhensions. Je suis presque aussi en sûreté que si j’étais au milieu de la France. il paraît que nous sommes encore ici pour quelque temps. Je le souhaite de tout mon cœur. Les vivres sont bons, les femmes belles et les hommes sont affables. Le régiment de fusiliers-grenadiers d’où je sors et dont je désirerais encore faire partie est en ce moment à Vittoria, à 15 ou 16 lieues de Logroño. S’il était possible d’engager le général à écrire une deuxième fois à MM. Bodelin et Hennequin, peut-être serais-je bientôt au comble de mes vœux.
Si j’avais le bonheur, tandis qu’ils y sont, d’aller à Vittoria, je m’empresserais d’aller les remercier des promesses qu’ils ont faites à notre brave parent, de me rappeler à la première occasion dans leur régiment.
Mille souvenirs agréables et reconnaissants pour madame D… . Je rends mille remerciements à l’aimable dame italienne qui, à votre considération, veut bien s’occuper pour mon avancement.
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Logroño, 7 février 1811.
J’ignore depuis bien longtemps ce qui se passe là où vous êtes et comment vous vous portez. Certes, vous conviendrez qu’il est désolant pour un cœur aimant de se voir négligé autant que je le suis. Vous me faites des reproches sur ma paresse, vous le devez, mais n’aurais-je pas bien aussi lieu de vous en faire ? Vous qui n’ignorez pas que c’est la seule consolation que je puisse recevoir au milieu des fatigues militaires. Je vous en prie, soyons plus exacts l’un et l’autre, puisque c’est l’unique jouissance que ne peut plus nous ravir l’espace immense qui nous séparer ; usons-en le plus possible, nous nous apercevrons moins que nous sommes éloignés.
On parle beaucoup d’un prochain départ, nous ne sommes tous fâchés. Que nous parcourrions tous l’Espagne qu’il nous serait difficile de trouver une meilleure garnison. Nous faisons beaucoup de service, mais aussi nous sommes bien.
La Jeune Garde a reçu depuis peu une nouvelle dénomination. Les chasseurs se nomment maintenant voltigeurs de la Garde ; ils sont quatre régiments. Les grenadiers se nomment tirailleurs et forment autant de régiments que les voltigeurs. Ainsi, dorénavant, dans vos adresses, n’écrivez plus tirailleurs-grenadiers, mais 1er régiment de tirailleurs de la Garde. Ca ne change en rien le cadre des sous-officiers des premiers régiments des tirailleurs et voltigeurs. Ils comptent toujours et reçoivent la paye de la Vieille Garde. Écrivez-moi promptement. Je duis impatient d’apprendre si vous jouissez tous d’une bonne santé, si ma précédente [lettre] a trouvé ma tendre et chère mère un peu remise de la longue et terrible maladie qu’elle a éprouvée et si celle-ci la trouvera entièrement rétablie. Je fais des vœux pour que cela soit et pour apprendre bientôt qu’ils ont été exaucés.
Veuillez persuader à la charmante dame italienne que je n’oublierai jamais ses offres obligeantes.
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Burgos, 12 mai 1811.
J’ai reçu vos deux lettres datées du 9 et 23 avril, qui m’ont causées un sensible plaisir. J’ai trouvé dans la première une douce plaisanterie mêlée de sages conseils dictés par l’intérêt et l prévoyance paternelle, capables de me faire revenir sur mes égarements si les passions passagères avaient plus d’empire sur moi. Ils seraient venus un peu tard s’ils eussent été nécessaires. Les femmes espagnoles, quoique belles et aimables, ne me causeront jamais un sensation trop vive, avec leur air dédaigneux et imposant quoique dans le fond elles en soient très éloignées. Elles céderont toujours dans mon cœur à la gaieté et aux grâces naturelles de nos charmantes Françaises. Pour les coups de pied de Vénus que vous paraissez appréhender, soyez tranquille, j’y veille. Les sens ne m’aveugleront pas assez pour m’entraîner dans les repaires où se vendent de détestables plaisirs.
Le régiment, il est vrai, a beaucoup souffert depuis qu’il est en Espagne ; il s’est éprouvé plusieurs fois avec des bandes de brigands six fois plus nombreuses et s’en est toujours tiré avec honneur et avantage. Nos soldats sont des hommes faits, tous de mon âge ou un peu plus vieux, d’une complexion robuste, capables de supporter mes plus grandes fatigues et de voir sans crainte le péril ou la mort. On vous a donc grossi les objets ; nous avons fait quelques pertes qui ont très peu diminué le régiment, et certes, c’est un de ceux qui ont obtenu le plus de succès et qui ont été les moins maltraités. N’ayez plus d’inquiétude ; je jouis d’une santé parfaite et serai peut-être bientôt plus à même de vous en donner la certitude de plus près, si on ne ment pas. Votre esprit travaille, j’en suis sûr ; très bien, que pensez-vous que cela soit ? Comme vous chercheriez trop longtemps, je vais vous le dire.
Apprenez donc que l’Empereur, par un décret, reprend tout le cadre des officiers, sous-officiers, caporaux et tambours sortant de la Vieille Garde pour le 2ème régiment de grenadiers ; que nous ne sommes ici que jusqu’à ce que nous soyons relevés ; qu’aussitôt après, nous prendrons la routez de la capitale pour rejoindre cet ancien régiment; que je suis compris dans le nombre ; que, sans cette nouvelle, je serais fourrier dans la même compagnie, puisque j’ai été présenté il y a plus de trois semaines et que je le serai peut-être en arrivant à Paris.
Respirez maintenant, vous devez en avoir besoin. Que l’espérance de me savoir bientôt caporal ou fourrier des vieux grenadiers chasse tout à fait ces idées noires et douloureuses que vous causaient les périls auxquels vous pensiez que j’étais sans cesse exposé. Il est possible que nous partions bientôt ; je vous prierais donc de vouloir bien me donner dans votre prochaine [lettre] les adresses de vos amis et de ceux qui vous aiment. J’éprouverai une bien douce jouissance d’y voir le général avec sa jeune er charmante épouse. J’en ai reçu une lettre renfermant l’adresse de son hôtel à Paris. Il me dit avoir écrit par le même courrier au général Dorsenne. Je le crois, mais je n’ai encore rien su de son effet.
Je me propose de lui écrire un de ces jours, à son adresse, à Paris.
A suivre…