« …le 14 août [1842], eurent lieu les obsèques de Larrey, le célèbre chirurgien militaire [Il s’était éteint le 25 juillet précédent à Lyon] , dont Napoléon a dit que c’était le plus honnête homme qu’il eût rencontré. Je l’ai connu intimement. C’était un homme d’une activité prodigieuse, dur au mal et à la fatigue. Il pouvait impunément passer plusieurs nuits sans se coucher. Assis à rebours sur une chaise dont le dos lui servait à appuyer sa tête, il dormait, disait-il, comme dans son lit. Il était d’une taille au-dessous de la moyenne, trapu, robuste, fortement membre, la tête volumineuse, couverte d’une chevelure plantureuse, le visage expressif où dominait la bonté. Il avait une magnifique collection d’autographes que j’ai parcourue bien souvent. Il y avait des lettres de Napoléon et de sa famille, des hommes marquants de la Révolution, de tous les hommes de guerre de la République et de l’Empire. J’y ai vu une lettre de notre brave compatriote Daumesnil, ainsi conçue :
« Tout va bien, mon cher Larrey. Mon bobo sera bientôt guéri, et il ne me restera plus de souvenir de mon accident qu’une jambe en chair et en os de moins et une jambe de bois de plus. Je ne m’en suis pas mal tiré. Reçois mes remerciements par écrit. Je ne sais quand je pourrai te les adresser de vive voix.
Daumesnil.
Vienne, 30 août 1809. »
Je possède dans mes papiers une lettre de Larrey, où il dit que Marc-Aurèle fut le plus honnête homme de l’antiquité. Un soir, me trouvant dans un salon à côté de Desgenettes, je lui dis : « Ah ! voilà Larrey avec ses longs cheveux. — Eh ! mon Dieu, je le vois bien. Et n’allez pas lui dire de les couper. Il prétend que sa tête est historique, et il n’y veut rien changer. » Quelques moments après, causant avec Larrey : Savez-vous, lui dis-je, que Desgenettes fait faire son portrait ? — Oui, par Gérard, qui prétend que c’est une vraie tête de chat. » Desgenettes n’avait aucune des belles qualités de Larrey. Cependant sa conduite dans le grand hôpital de Jaffa, en Palestine, fut héroïque, quoi qu’en aient pu dire les envieux. Plonger une lancette dans le bubon d’un pestiféré agonisant, s’inoculer par des larges piqûres sur les bras cette matière délétère, c’était beau. L’armée reprit courage, la peur n’éloigna plus des pauvres malades ceux qui étaient chargés de leur donner des soins. Desgenettes m’a raconté plusieurs fois tous les détails de ce fait historique, qu’ila publié depuis dans ses mémoires sur la campagne d’Egypte. Il y avait une grande différence entre ces deux hommes. Larrey était vif, emporté même, mais bon et excellent homme, voyant avec plaisir surgir des hommes de talent, les encourageant de ses conseils, les aidant de sa bourse et de son influence. Vingt ans passés sur les champs de bataille, dans des ambulances encombrées de blessés, l’avaient familiarisé avec la vue du sang, mais lui avaient laissé cette chaleur de cœur, cette charité compatissante pour ceux qui souffrent. Aussi toute l’armée le connaissait, l’aimait et avait foi en lui. « Larrey y sera », disaient les soldats la veille d’une bataille, et les moins braves devenaient courageux. Desgenettes était disgracieux, hargneux et, comme on dit vulgairement, mauvais coucheur. Il était bon et humain, mais dur en paroles. Napoléon en faisait grand cas, et dans beaucoup d’occasions il en obtint de bons services. Il s’entendait, de même que Larrey, à organiser, à improviser des moyens de secours. Tout manquait dans un hôpital; deux jours après l’arrivée de Desgenettes, tout y abondait.
(Docteur POUMIES DE LA SIBOUTIE (1789-1863), « Souvenirs d’un médecin de Paris… », Plon, 1910, pp.268-270)