« Nous étions serrés de bien près par les Russes, écrit notre mémorialiste. Ils étaient au moins quarante contre un français. Nous n’avions pas un moment de repos ni jour ni nuit, à tout bout de champ et de toute part, nous étions attaqués. Nous étions d’autant plus exposés que dans l’espoir de se ravitailler plus facilement, l’Escadron sacré s’était divisé en trois colonnes. On arriva enfin devant un fleuve inconnu que l’on traversa sur la glace. C’était le Niémen. Peu après on entrait dans Tilsitt, la première ville de Prusse sur la frontière. Nos malheureux soldats crurent un moment à la fin de leurs tourments. Mais la ville étant à peu près déserte, il était presque impossible d’y trouver des vivres. Elle offrait au moins des abris et comment ne pas apprécier cet avantage après tant de nuits passées sous un ciel de glace ? Mais le répit fut de courte durée. Les Russes ne s’étaient pas arrêtés à la limite de leur empire, ils continuaient de talonner les Français. Il fallut donc repartir dès le lendemain. Après une journée très pénible, on parvint à Insterburg. La nuit tombait, les hommes épuisés de fatigue mouraient de faim ; mais comment songer au repos quand l’ennemi est tout près « le besoin rend l’homme intelligent et rêveur », dit sentencieusement Michel Guerre. On eut recours à un stratagème qui, s’il n’est pas imaginé de toute pièce, révèle dans quel degré d’hébétude étaient tombés ces malheureux. La colonne remorquait toujours le colonel russe dont nous avons raconté plus haut la capture. On offrit au prisonnier à brève échéance sa liberté s’il consentait à rendre un service qu’on allait lui expliquer. Au mot de « liberté », le colonel ouvrit de grands yeux, déclara qu’il était prêt à tout faire, sauf ce qui serait contre l’honneur. Il avait sans doute de l’honneur une conception toute particulière. De fait, il accepta d’écrire, sous la dictée des Français, une lettre au général commandant l’armée russe. Dans cette lettre, soi-disant confidentielle, le colonel prévenait ce général qu’un fort corps d’armée français, formé de trois colonnes, allait se jeter sur lui, que, s’il voulait éviter un désastre, il devait au plus vite imprimer à ses troupes un mouvement rétrograde. Le général lit cette lettre que lui apporte un émissaire censément secret ; il voit la signature et aussitôt il commande la retraite. Les Français en profitent pour prendre, sous de bons abris, quelques heures de repos, bourrer leurs chevaux de foin et d’avoine et se régaler eux-mêmes, à défaut de pain, de galettes d’avoine « que nous trouvâmes délicieuses », écrit Michel Guerre.
Au jour, on repartit dans la direction de Koenigsberg. En cours de route, on fut obligé de traverser sur la glace une rivière, la Pregel sans doute. La glace se rompit et il y eut beaucoup de victimes. Le passage était à peine effectué que les Russes arrivèrent sur la rive qu’on venait de quitter. A ce moment, un brouillard des plus épais, tel que l’on n’en voit guère que dans ces contrées, s’interpose, comme un écran, entre les deux armées. C’était une protection pour les nôtres. Mais, quand on apprit qu’à une lieue en amont se trouvait un pont, on ne se sentit plus en sûreté. Cent hommes des mieux montés furent dépêchés en toute hâte, pour le faire sauter. Michel Guerre, on pense bien, était de l’escouade. En rien de temps le pont fut miné et l’on allait mettre le feu à la mèche lorsqu’un tumulte se produisit sur la rive opposée. Une colonne russe s’approchait. On ne la voyait pas à cause du brouillard, mais on l’entendait très distinctement. Du coup, on attendit pour allumer la mèche que les Russes, sans défiance, se fussent engagés sur le pont. L’opération faite, nos cavaliers sautèrent sur leurs chevaux et coururent se mettre en rangs pressés sur le pont. Au moment où les premiers de la colonne allaient déboucher sur l’autre rive, une formidable explosion se fit entendre. Le pont s’écroula entraînant dans sa ruine des milliers de Russes. Les survivants se crurent trahis. Pris de panique, ils se jetèrent dans une fuite éperdue. Notre petite troupe après cet exploit, se rendit à Koenigsberg où la colonne l’avait précédée. La ville aussi était déserte et sans approvisionnement au moins pour les hommes. On fouillait les maisons mais on n’y trouvait rien. En revanche, les chevaux eurent de bonnes rations. A l’entrée de la nuit des patrouilles sortirent pour inspecter les environs. Tout était dans le calme le plus profond, rien ne révélait la présence de l’ennemi, on pouvait compter, semble-t’il, sur une nuit tranquille.
Fin de l’extrait.