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Les pommes de terre du général Savary, duc de Rovigo…

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Savary duc de Rovigo

« Bulletin du 25 octobre 1814. Paris.- J’avais, dès le 19 de ce mois, reçu une dénonciation anonyme portant que M. le duc de Rovigo faisait un accaparement de pommesde terre; que c’était pour affamer le peuple et exciter par là des désordres. Je n’avais vu en cela qu’une de ces invraisemblables accusations qui se multiplient pour tourmenter le gouvernement et le porter à un système de violences que l’esprit de parti provoque avec d’autant plus d’ardeur qu’on y sait le caractère du Roi plus opposé. Fidèle à mon système de ne négliger aucun avis, j’avais de suite fait recueillir des renseignements dont je n’avais pas encore reçu ce matin le résultat, lorsque S. A. R. Mgr le duc de Berry m’a fait répéter les mêmes détails qui lui avaient sans doute été transmis par les mêmes individus : tactique ordinaire des agents de cette nature qui, craignant de n’être pas crus assez aveuglément d’un côté, se retournent d’un autre, et espèrent par là surprendre la confiance des plus augustes personnages pour arriver à leur but. Mon premier mouvement a été d’ordonner une visite chez le duc de Rovigo pour vérifier ce qui s’y trouvait. Mais j’ai craint, je l’avoue, le ridicule d’une pareille démarche et d’une conspiration appuyée sur un achat plus ou moins considérable de pommes de terre ! Le Roi sait qu’une autorité qui en France s’offrirait ainsi aux rieurs, perdrait toute force morale, et s’ôterait à elle-même le moyen de faire le bien. J’ai donc eu recours à d’autres moyens de connaître la vérité et voici ce qui m’est donné pour certain. M. le duc de Rovigo n’est point à Paris. Il y était venu le 15 pour y conduire sa femme qui accoucha le même jour. Il est reparti, dès le 18, pour sa terre de Nainville [Nainville-lès-Roches, Essonnes], d’où il n’est pas sorti depuis. Il n’a pas pu tenir à Paris les conciliabules dont on a parlé pour donner du poids à l’accaparement des pommes de terre. M. de Montalivet, qu’on faisait paraître dans ces réunions, est depuis plusieurs semaines dans une terre près de Valence, comme le Roi l’a vu par mes bulletins.

Mme la duchesse de Rovigo étant seule à Paris, au neuvième ou dixième jour de ses couches, n’a pu recevoir grand monde ni se mêler d’intrigues. Si son mari avait eu dans son hôtel les matériaux d’un complot, il est vraisemblable qu’il ne les eût pas perdus de vue. Il a en effet  fait acheter depuis quelque temps, non au marché de Paris où il les eût payées plus, mais aux environs de Nogent, trois cents setiers de pommes de terre, formant environ trente voitures qui ont été amenées dans son hôtel de Paris, rue d’Artois, n° 11. Elles y attendent le moment où elles pourront être transportées à sa terre de Nainville où il a établi une distillerie qu’on dit être en activité depuis dix jours. On y fait de l’eau-de-vie avec du marc de raisin et des pommes de terre. Le reste se donne aux bestiaux pour les engraisser. Les pommes de terre sont blanches et plus à l’usage des bestiaux qu’à celui des hommes. Pour établir sa distillerie et exploiter sa terre, le duc de Rovigo a récemment fait venir des environs de Strasbourg une famille d’anabaptistes qui sont à ses gages et qui travaillent à son profit. Ces détails, qui me sont garantis par le concierge même du duc, le nommé Vallette, semblant expliquer très simplement l’objet de la dénonciation et la réduire à sa juste valeur. J’aime beaucoup mieux apprendre que le duc s’occupe lui-même de semblables spéculations à douze lieues de Paris, que de le voir y battant le pavé et ne sachant que faire d’une inquiète activité qui est dans son caractère. Pendant qu’on le dénonce à Paris, il dénonce à son tour un complot qu’il prétend avoir été formé pour assaillir sa campagne et l’y assassiner. Il a envoyé ce soir à Paris un de ses gens pour me déclarer qu’il était informé que treize à quatorze individus devaient aller l’attaquer, une de ces nuits, et me désigner, dans ce nombre, les sieurs Douleri, Karégo, Sans-Pitié ou Piogé, Josmette et Colin, qu’on dit avoir été prisonniers d’Etat sous Bonaparte. Je ne connais point ces noms, sur lesquels je fais prendre quelques informations. Il est vraisemblable que ce complot contre lui n’a pas plus de fondement que celui de ses pommes de terre. En attendant, il annonce qu’il s’est mis sur ses gardes et barricadé durant la nuit pour éviter une surprise qu’il parait beaucoup redouter et se défendre en cas d’attaque. Si ce danger n’était pas, comme je le pense, imaginaire de sa part, il serait possible que la dénonciation contre lui fût venue à Mgr le duc de Berry comme à moi de quelques-uns de ceux qui auraient eu à son égard des vues sinistres, et qui auraient songé à couvrir ainsi une irruption dans sa maison.  »

(« Napoléon et la police sous la première Restauration. D’après les rapports du comte Beugnot au roi Louis XVIII. Annotés par Eugène Welvert », R. Roger  et F. Chernoviz, Libraires-Editeurs,  s.d., pp.248-250).

 

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