Le 31, sur les 4 heures, en route sur Essonne.
Le 1er avril, l’Empereur vint nous voir à Essonne. Après avoir parlé au maréchal Marmont, Sa Majesté dit :
« Mathieu, combien de bouches à feu ? –Vingt-quatre, Sire.-Des hommes, des chevaux et des munitions ?- Oui, Sire.- C’est bien, dans quelques jours, nous nous en servirions. »
Ce sont les dernières paroles que Sa Majesté m’a dites.
Le 2 avril 1814, on nous lu à l’ordre [du jour], l’abdication de l’Empereur en faveur de son fils.
Le 4, une autre abdication où Sa Majesté l’Empereur renonçait pour lui et son fils au trône de France.
Sa Majesté était à Fontainebleau et nous à Essonne.
Le 4, à 7 heures du soir, je reçus l’ordre de me tenir prêt à marcher dans la nuit du 4 au 5.
Le 5, à 5 heures, nous sortons d’Essonne et nous comptions que nous allions nous mesurer ave l’ennemi. Tout en sortant d’Essonne, sur notre gauche, j’entends des fanfares de cavalerie. A peine s’il faisait jour.
« Que veut dire cela ? dis-je au bon colonel Girardot, du 3ème cuirassiers.- Je n’en sais rien, me dit-il ».
Je saute le fossé, je cours vers cette cavalerie et qu’est-ce que je vois ? De la cavalerie ennemie. Je m’approche tout près et on ne me dit tien. Je reviens, et je dis au colonel Girardot :
« Je crois, mon cher colonel, qu’on nous fait déserter les aigles du grand homme. Mon Dieu, si cela est, quel crime ! «
Je vais trouver le colonel chef de l’état-major de l’artillerie du corps d’armée du maréchal Marmont, M. Marillac, auquel je dis : «
Mais que veut dire tout ceci mon cher colonel ? Vous ne savez rien de ce qui se passe ? – Je vous jure, mon cher Mathieu, que je n’en sais pas plus que vous. »
Je cours alors au général Bordessoulle qui marchait en tête du corps d’armée avec le lieutenant-colonel Souham et je lui dis : « Mais, mon général, ayez donc la bonté de ma dire quel rôle est-ce qu’on nous fait jouer ici. Nous avons de la cavalerie ennemie sur nos derrières, en êtes-vous instruit ? Désertons-nous les aigles du grand homme, oui ou non ? Car on le dirait d’après ce qui se passe. – Oui, mon cher Mathieu, oui, nous quittons par un traité l’homme insatiable, l’homme qui ne nous aurait laissé que la guerre civile. Nous allons prendre des cantonnements et vous serez tranquille, heureux.[On voit que le général Bordessoulle n’avait pas été long à se rallier à la ragusade qu’il avait d’abord condamnée. Note de Camille Lévi, 1910]
-Comment, mon général, on nous fait commettre un crime heureusement inconnu jusqu’à ce jour parmi nous, et cela pour avoir du repos ! Il n’y a que quelques hommes qui pensent ainsi, je ne vous suis pas !
Je cours à mes hommes, je leur dis : « Mes enfants, on nous trahit, qui m’aime me suive ! »
Lorsque je voulus repasser par Essonne, la cavalerie ennemie était à cheval sur la route et ne voulut pas nous laisser passer. Je fus obligé de suivre le mouvement sur Versailles où nous arrivâmes après avoir traversé l’armée ennemie et escortés par une cavalerie ennemie bien nombreuse. Je ne fis que de pleurer.
Le 6, nous vînmes coucher à Saint-Germain-en-Laye et, le 17, nous arrivâmes à Rouen pour y cantonner tout le reste d’avril et le mois de mai.
Je partis dans les premiers jours de juin pour conduite mon matériel à Douai. C’est de là que je reçus ma demi-solde en date du 28 juin 1814
Je me mis en route avec ce qui appartenait au 1er régiment d’artillerie à cheval et j’arrivai au régiment de Besançon le 19 juillet 1814
Je rendis mes comptes au conseil d’administration et ensuite, après avoir dit adieu à mes braves camarades et à mes bons canonniers, fruit de mes 24 années de guerre et de mes 27 années de service accompagnées de sept blessures. Je revins rejoindre ma famille que j’avais quittée le 20 octobre 1811. J’étais tout nu, je n’avais pas le sou, à la bataille de Paris, le 30 mars 1814.
Je perdis par trois fois tout ce que je possédais dans mes dernières campagnes : la première fois, le 18 octobre 1812, à 15 lieues de Moscou ; la deuxième, le 19 octobre 1813, à Leipzig, et la troisième le 9 mars 1814, à cette dernière affaire, je ne possédais plus que mon corps et une bonne et grande envie de détruire les ennemis de mon bon pays de France.
FIN.
(« Souvenirs militaires du chef d’escadron Mathieu, de 1787 à 1815. Publié par Camille Lévi », Henri Charles-Lavauzelle, Éditeur militaire, s.d. [1910], pp.33-45).