Suite et fin du témoignage de Vincent, sellier de l’Empereur.
« Le lendemain, nous aperçûmes les côtes de France, et, à deux heures de l’après-midi, nous entrions au Golfe Juan, entre les îles Sainte-Marguerite. Nous vîmes descendre un capitaine et vingt-cinq grenadiers quoi se dirigèrent dans une barque vers Antibes. C’était le capitaine Lamouret que nous sûmes, après, fait prisonnier avec les siens. Le brick était resté à l’entrée du golfe, et chaque barque qui passait auprès du brick pour débarquer, recevait les ordres de l’empereur. C’est ainsi que je reçus l’ordre de faire mettre à terre la voiture n°280 et de la monter aussitôt arrivée sur la plage. Vers les trois heures et demie, je vis Gentilini, qui dirigeait une chaloupe du côté où je me trouvais entrain de monter la voiture avec mes ouvriers.
Il demanda au général Bertrand qui était avec lui en mettant pied à terre : « Quelles heure est-il, grand maréchal ?-Sire, il est trois heures et demie.-Eh bien, dit-il, à cette heure, le Congrès de Vienne est dissous. » Et il se dirigea vers moi et me demanda à quelle heure la voiture serait montée : « Sire, à cinq heures.-Lorsqu’elle sera prête, tu viendras me le dire , tu iras trouver Marchand, et vous la chargerez aussitôt. » A cinq heures moins un quart, il vint voir si j’avais fin : je n’avais plus que l’avant-train à placer, et nous conduisîmes la voiture jusqu’au bivouac, où l’on avait déposé tous les effets de l’Empereur en débarquant. Nous portâmes, avec M. Marchand, un petit coffret en acajou dans la voiture, qui était d’un poids tel que nous eûmes beaucoup de peine à le placer, et, quand la voiture fut entièrement chargée, l’Empereur donna l’ordre du départ. Il monta à cheval. L’avant-garde avait pris les devants. Les malheureux polonais étaient obligés de porter leurs équipages sur leur dos.
Au moment du départ, un individu vient à moi, menant un beau mulet en main, me demanda si je n’étais pas le sellier de l’Empereur. Sur ma réponse affirmative, il me dit : « Voilà un mulet que l’on m’a dit de vous donner. » Je crois avoir vu le colonel Jerzmanowski lui en donner l’ordre car il a été chargé de faire des réquisitions de voitures pour transporter les bagages et de chevaux ou mulets pour monter ses Polonais.
Nous partîmes pour Cannes. J’accompagnai la voiture et faisais suivre nos voitures de réquisition. Nous eûmes quelques difficultés, la route était accidentée. Nous allâmes au pas, nous arrivâmes à Cannes à onze heures du matin. Nous trouvâmes l’Empereur qui dormait au bivouac, assis et les pieds allongés sur une chaise, au milieu des oliviers. La voiture était tellement chargée, qu’en arrivant je fus obligé de couper les suspentes, attendu que le caisse portait sur les cols de cygne. Aussitôt l’opération terminée et la voiture rechargée, nous fîmes prévenir l’Empereur qui ordonna l’ordre du départ.
C’est à une heure ou deux de là, que l’on fit prévenir l’Empereur que l’avant-garde avait arrêté une voiture attelée de quatre chevaux, dans laquelle était le prince de Monaco [le duc de Valentinois, prince de Monaco, avait été écuyer de l’impératrice Joséphine] qui se rendait dans sa principauté, et dont nous prîmes les chevaux pour atteler sur nos pièces ou voitures. L’Empereur causa avec lui au clair de lune, environ un quart d’heure. Il pouvait être minuit et demi. Puis nous repartîmes. Les pauvres Polonais furent obligés de laisser, çà et là sur la route, leurs équipages, n’ayant pas trouvé de chevaux pour les monter. »
(« Nouvelle Revue Rétrospective », Premier semestre (janvier-juin 1894), pp.372-.374).