Le texte qui suit est l’oeuvre de J.-B. Decoster. A l’époque de la bataille, ce dernier était à la fois paysan et cabaretier. Il occupait une maison non loin de l’actuel monument à l’Aigle Blessé. Celle-ci est d’ailleurs toujours visible sous le nom de « Maison Decoster ». Le 18 juin 1815, Decoster dut rester toute la journée à proximité de l’Empereur pour le renseigner si nécessaire sur la topographie du site de la bataille. On lui attacha les mains sur son cheval et le fit maintenir en selle par un chasseur de l’escorte, tant sa frayeur était grande. Il fut relâché à Charleroi. Son témoignage, assez court, fut la première fois dans la » Revue de l’Empire » du 1er mai 1843.
Jean-Baptiste Lacoste, agriculteur des environs de Waterloo, qui le jour de cette bataille fut placé près de Napoléon pour l’instruire des localités, racontait ainsi dernièrement les faits dont il avait été le témoin oculaire en 1815. Waterloo est à trois lieues de Bruxelles. On y arrive en traversant le bois de Soignes. En avant de Waterloo se trouve la petite élévation de Mont-Saint-Jean ; la vallée qui la longe de l’est à l’ouest ; en pente douce, à quatre cent cinquante pas de largeur et quarante pieds de profondeur. Ce fut là le champ de bataille. Napoléon était au midi, Wellington au nord. C’était le 18 juin au matin. Le temps était sombre. Les soldats, inondés de pluie, dormaient en attendant le jour qui devait être le dernier jour pour un si grand nombre d’entre eux. Quelques » Qui vive ? » de loin en loin, et le bruit du tonnerre qui grondait sans cesse, interrompaient seuls le silence. On aurait pu se parler de l’une à l’autre armée tant elles étaient rapprochées. Conduit vers Napoléon, je le trouvai près d’une espèce de tour d’observation bâtie en bois, visible de fort loin dans la campagne. Près de là était le château de Gomond [d'Hougoumont] , également distant des deux armées française et anglaise, et contre lequel venait d’être dirigée une » attaque très vive de la part des Français qui voulaient s’en emparer et en chasser trois mille Anglais qui l’occupaient. Ce fut là le commencement de la bataille. Il se fit en cet endroit un grand carnage, le château fut brûlé. L’Empereur qui s’était placé sur une petite éminence auprès de la ferme de la Belle-Alliance, reprit sa première position. Cent pièces de canon tiraient alors de la droite française sur la gauche anglaise.L’Empereur paraissait de fort bonne humeur et plein de confiance. Il parlait beaucoup aux prisonniers de marque qui lui étaient amenés, et prenait souvent du tabac. La canonnade dura jusqu’à quatre heures et le combat ne cessa d’être meurtrier ; enfin l’on vit l’armée anglaise faire un mouvement pour se porter sur la chaussée de Bruxelles, comme pour prendre le devant en cas de retraite. Bientôt l’attention de Napoléon se porta vers sa droite, d’où il recevait des avis secrets qui le rendaient soucieux. A six heures les Prussiens arrivent et débordent nos lignes. L’Empereur les repousse, et il était temps, car leur canon envoyait des balles jusqu’à la ferme de La Belle-Alliance, près de laquelle il se trouvait. Il changea de position à six heures. A sept heures les Prussiens, qui s’étaient de nouveau avancés, rétrogradèrent encore. De tous côtés l’infanterie et la cavalerie française se battaient contre eux et les Anglais avec acharnement ; le bruit dominant était alors comme celui qu’aurait fait un grand nombre de chaudronniers à l’ouvrage ; c’étaient les coups de sabres tombant sur les casques et les cuirasses.La maison dite de » La Haie-Sainte « , située dans le creux du vallon, fut prise et reprise plusieurs fois sous les yeux de Napoléon, avec grand courage de part et d’autre. Enfin, après trois heures de mêlée, elle resta aux Français, ceux qui la défendaient n’ayant plus de munitions.L’intérieur de cette maison était jonché de cadavres et tous les murs rouges de sang.L’Empereur dit alors que la victoire était assurée. Mais bientôt un corps de cuirassiers français rétrograda en confusion sans qu’on sût pourquoi. L’Empereur le fit remplacer par quinze cents hommes de sa vieille garde. Il leur parla, mais ne les accompagna pas. Leur charge fut terrible. Mais bientôt je les vis redescendre en désordre comme mêlés avec l’ennemi, dont toute la ligne parut s’ébranler en même temps et marcher en avant. C’était au coucher du soleil ; j’entendis alors l’Empereur dire au général Bertrand, » il faut s’en aller « . Il partit, en effet, suivi par environ cinquante personnes, et je marchais en avant pour leur montrer le chemin. On s’éloigna ainsi au galop à travers champs, la chaussée étant encombrée. Il était près de onze heures lorsqu’on atteignit Genappe, et le désordre était à son comble ; de là on me renvoya. En revenant chez moi, on me prit mon cheval, et je faillis plusieurs fois être tué. Enfin, accablé de fatigue et mourant de faim, je regagnai ma maison, où il ne restait plus ni poutres ni fenêtres. Mes récoltes étaient perdues, un voisin m’apprit que ma famille était cachée dans le bois de Soignes, où je fus la rejoindre. Le lendemain je parcourus le champ de bataille et visitai le petit château de Gomond, qui était criblé de mitraille et rempli de morts. Sur les débris des murs du jardin et de la cour, on voyait en plusieurs endroits les empreintes de mains sanglantes. C’étaient des blessés qui, avant d’expirer, étaient venus s’appuyer contre ces murs. On voyait au-dessous des traînées de sang, jusqu’aux endroits où ils étaient allés tomber. On a depuis enterré dans ce jardin six mille cadavres que l’on essaya inutilement de brûler.Dans un petit bois de chêne qui ombrageait le château et qui fut pris et repris par les Anglais et les Français alternativement, je vis un arbre dont le tronc, n’ayant pas un pied de diamètre, portait l’empreinte de quatre-vingt balles. Tout le champ de bataille de Waterloo, trempé de pluie et de sang, pétri avec la moisson de seigle et de maïs, par les pieds des chevaux, ressemblait à une espèce de pâte.Il présentait alors à l’œil vingt-cinq mille morts et blessés au moins, et un plus grand nombre de chevaux dans le même état. La terre était jonchée d’armes, de selles, de brides, de sacs, de vêtements divers, de débris de cartouches, de livrets militaires, etc. Le lendemain on consuma sur des bûchers dressés à la hâte, et l’on enterra dans des espèces de tranchées qui traversent le champ de bataille, les corps qui semblaient ne plus respirer, sans s’informer bien strictement s’ils n’auraient pas pu être ramenés à la vie. Le reste fut aussi bien soigné qu’il fut possible. Ceux qui furent les derniers transportés dans les hôpitaux guérirent le plus vite ; le froid des nuits, l’abstinence entière, la tranquillité qui régnait autour d’eux avait éloigné ou tempéré la fièvre, mais ils avaient horriblement soif.
DECOSTER.