« Une revue générale des armées ennemies eut lieu aux Champs-Elysées et dans l’avenue de Neuilly. Un autel avait été dressé sur la place de la Concorde, à l’endroit même où le malheureux Louis XVI avait été immolé. On put voir dans cette sorte de cérémonie expiatoire une protestation offensante pour la Révolution. Pendant deux jours, nos rues furent traversées par des régiments de toutes armes et de tous pays. On n’entendait que des musiques barbares, on se tint renfermé, à l’exception de nos vieux voltigeurs émigrés, soldats de l’armée de Condé, qui dans ces étrangers comptaient bon nombre d’amis et d’anciens camarades. Oh ! bien heureux ceux qui n’ont jamais assisté à l’invasion de la patrie! Et cependant, il faut bien l’avouer, alors, comme dans tous les temps, l’esprit de parti, l’intérêt particulier se substituant à l’intérêt général, bien des gens ne virent dans ce malheur public qu’une occasion de se pousser, de faire de bonnes affaires. Les marchands, traiteurs, hôteliers, limonadiers et autres industriels que je ne nommerai pas, gagnèrent beaucoup d’argent. C’est l’origine de bien des fortunes de cette époque. La seconde Restauration fut signalée par un redoublement de haine contre Napoléon. On essaya, par tous les moyens possibles, de l’avilir ainsi que toute sa famille. Les gens prétendus comme il faut se distinguèrent en l’appelant à l’italienne Buonaparte. Croirait-on que pendant quelques années on attacha une grande importance à la prononciation de ce nom ? On l’appelait aussi Nicolas, et certains journaux essayèrent de prouver que c’était là son véritable nom. Sa mère Laetitia Ramolino, femme vénérable, véritable matrone romaine, n’était désignée que sous le nom de Mère-la-Joie. Partout on voyait des portraits de Napoléon avec une figure féroce, des yeux hagards et rouges de sang : je conserve un de ces portraits. On répandit à profusion d’ignobles pamphlets qu’on fit parvenir dans les mains les plus infimes. On l’accusa de lâcheté, de tous les crimes imaginables. On fit chanter dans les rues les chansons les plus ridicules… »
(Docteur POUMIES DE LA SIBOUTIE (1789-1863), « Souvenirs d’un médecin de Paris… », Plon, 1910, pp.173-174)