Le 30 avril 1813, le quartier-général impérial passa la nuit à Weissenfels. Le maréchal qui commandait toute la cavalerie, y coucha également. Déjeunant seul avec lui, le lendemain au matin, je le trouvai triste et fus longtemps sans pouvoir lui faire accepter un seul des mets que je lui offrais : il répondait constamment qu’il n’avait pas faim. Je luis fis observer que nos vedettes et celles de l’ennemi étaient en présence et que nous devions nous attendre par conséquent à une affaire si sérieuse qui nous permettrait probablement de rien prendre dans la journée. Le maréchal finit par céder à mes instances, et prononça ces paroles singulières : »Au fait, si un boulet de canon doit m’enlever ce matin, je ne veux pas qu’il me prenne à jeun ! » En sortant de table, le maréchal me donna la clé de son portefeuille et me dit : « Faites-moi le plaisir de chercher les lettres de ma femme. » Je les lui remis. Il les prit et les jeta au feu. Jusque-là le maréchal les avait toujours soigneusement conservées. Mme la duchesse d’Istrie me l’a assuré depuis en ajoutant que le maréchal, en la quittant, avait dit à plusieurs personnes qu’il ne reviendrai pas de cette campagne. L’Empereur était monté à cheval, le maréchal le suivit. Son visage était si pâle et sa physionomie était empreinte d’une telle tristesse, que j’en fus frappé. Me rappelant les paroles que m’avait adressées le maréchal, je dis à son camarade : « Si nous nous battons aujourd’hui, je crois que le maréchal sera tué. » L’affaire s’engagea. Le duc d’Elchingen avait envahi le village de Rippach avec son infanterie ; le duc d’Istrie s’empressa de reconnaître le défilé dont l’ennemi venait d’être chassé ; son but était de le faire traverser aux troupes sous ses ordres. En arrivant sur la hauteur qui domine le village, lorsqu’on en sort par la route de Leipzig, il se trouva en face d’une batterie d’artillerie que l’ennemi venait d’établir pour enfiler la grande route. Le premier boulet qui partit de cette batterie emporta la tête d’un maréchal des logis de chevau-légers polonais de la Garde ; se sous-officier faisait depuis plusieurs années le service d’ordonnance auprès du maréchal Bessières. Cette perte affligea le duc d’Istrie, qui s’éloigna au galop. Cependant, après avoir examiné quelques instants la position des Prussiens, il revint, accompagné du capitaine Bourjoly, de son mameluck Mizza et de quelques ordonnances et dit, en s’approchant du cadavre : « Je veux qu’on fasse enterrer ce jeune homme ; d’ailleurs, l’Empereur serait mécontent de voir un sous-officier de sa garde tué dans ce lieu ; car, si ce poste était repris, la vue de cet uniforme persuaderait à l’ennemi que la Garde a donné ». Un boulet lancé par la même batterie, l’étendit raide mort à l’instant où il prononçait ces paroles. Le maréchal remettait sa lunette dans sa poche. Il eut la main gauche qui tenait les rênes, entièrement fracassées, le corps traversé et le coude brisé. Sa montre s’arrêta, quoiqu’elle n’ait pas été touchée.
Lieutenant-colonel de Baudus, « Études sur Napoléon » (Paris, Debécourt, 1841, 2 volumes) et reproduit dans l’ouvrage de Georges Bertin, « La Campagne de 1813 », (E. Flammarion, 1895).