A sa mère.
Salamanque, 31 décembre 1809.
Fais-moi le plaisir, chère maman, de m’abonner au « Journal de l’Empire », je suis un tiers dans la dépense avec le commandant et un de mes camarades. Je suis toujours en course. Je viens de mettre tous les postes de correspondance d’ici à Valladolid en état de résister aux insultes des lanciers espagnols. Cette tournée de 10 jours m’a bien fatigué et de retour ici on m’envoie à Alba. Je n’ai plus d’argent et pas de quoi m’acheter une capote. Je préférerais 80 fr. à Paris et m’entretenir de tout, que d’avoir ici le logement, quelques misérables rations et mes 125 livres. Je viens de faire faire un gilet de flanelle dont je sentais vivement le besoin et j’en suis pour 28 francs.
Ne parle pas de ma petite misère, je la supporte avec patience, chère maman, et je souffre moins que tu ne le penses. La campagne va se rouvrir et l’espoir que j’ai de profiter d’une occasion favorable pour faire parler de moi au maréchal me met au-dessus de toutes ces petites disgrâces qui chez beaucoup d’autres sont regardé comme des calamités. La seule chose que je crains est de perdre mon cheval, je ne pourrais pas le remplacer ; il est de race andalouse, c’est le seul bien que j’aie retiré du siège de Saragosse. Si j’étais démonté, je me mettrais à pied pour réparer ma perte plutôt que de ralentir mon service.
Je sais toute les inquiétudes que vous cause Gustave [de Gerando]. Quelque persuadée que soit Annette de votre tendresse pour cet enfant, le chagrin pourrait la porter à ses soupçons injustes s’il arrivait quelque malheur.
J’attends avec impatience quelques détails sur ce que vous êtes devenus, sur ce qui est arrivé depuis 3 mois que je suis sans nouvelles ! Je ne sais pas où est le général de Grouchy, s’il prend un commandement en Espagne. Les désagréments qu’il a éprouvé, les fatigues de la dernière campagne, lui ôteront peut-être l’envie de demander un commandement. Je crains bien que le corps d’armée où je suis attaché ne soit employé qu’à pacifier le nord de l’Espagne. Il n’y aura que des corvées à faire, des forts à construire, à réparer, des partis à détruire. L’Empereur ne récompense jamais que ceux qui se trouvent à ses grandes batailles, mais si l’on fait encore quelque grand siège comme celui de Cadix, je déserterais plutôt d’ici que de ne pas y être employé. Adieu chère maman, les choses les plus ²tendres à Henriette.
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A sa mère.
Salamanque, 12 janvier 1810.
J’ai reçu à la fois plusieurs lettres de toi, chère maman ; elles me seraient parvenues régulièrement s’il y avait moins de négligence dans les bureaux de poste. J’ai remarqué avec peine que dans toutes tes lettres, tu me parles de tes inquiétudes à mon égard, j’y suis on ne peut plus sensible. Elles sont une preuve d’un attachement auquel je mets le plus grand prix, mais au nom de ce même attachement auquel je mets le plus grand prix, mais au nom de ce même attachement, ne me les manifeste, ma chère maman, que le moins que tu pourras. Je t’en ai déjà prié dans beaucoup de mes lettres et je réitère ici ma demande. Sans doute, notre séparation m’est bien pénible aussi, mais j’ai soin qu’aucune lamentation ne perce dans mon abandon avec toi. Il est inutile de se créer des peines pour ajouter à celle dont le sort nous gratifie. Je t’engage aussi, chère maman, à ne pas te tourmenter pour me procurer de l’agrément, mais rarement elles deviennent utiles, quelque pressantes qu’elles soient. J’espère être capitaine en juillet. Il y a grande différence à faire la guerre comme capitaine ou comme lieutenant. Je crois que le maréchal Ney va pousser une reconnaissance sur Ciudad-Rodrigo. Les collets noirs[1] sont déjà invités à être de la partie on n’attend que 1,100 chevaux de renfort qui viennent au corps d’armée. Je ne tarderai pas à être attaché à une des deux divisions, Mermet ou marchand. Comme il me sera facile d’avoir le choix, je désirerais m’a reporter un général de Grouchy. Le premier a bien peu de crédit et à faire des demandes pour ses trois aides-de-camp. Le deuxième est, je crois, disgracié à cause de la bataille de Tamamès, j’en serais doublement fâché, car c’est un bien brave homme, mais d’un froid glacé envers tout le monde. Tu vois par là, chère maman, que je ne serai placé dans aucun cas d’une manière bien avantageuse. Peut-être viendra-t-il une 3ème division comme tout le monde le présume, mais on ne soupçonne pas quel en sera le commandant.
Dis-moi avec qui s’est mariée Alexandrine ? Avant de me dire qu’elle est mariée, tu me parles de son accouchement. Je t’en félicite sincèrement ainsi que son mari. A la place Madame Catoire, j’aurais choisi un mari plus jeune et plus beau. Je vois qu’elle n’a cherché que l’esprit, tandis qu’elle en avait assez à elle seule pour tout le ménage.
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A sa mère.
Salamanque, le 18 février 1810.
J’avais commencé une lettre pour toi chère maman, le 9 de ce mois, pour t’annoncer le départ du 6ème corps pour Ciudad-Rodrigo, mais comme la poste avait déjà fait ses paquets elle ne put pas se charger de mon épître en sorte que tu seras en retard de quelques jours. Nous partîmes d’ici le 10 de ce mois avec 12,000 hommes d’infanterie et 2,000 chevaux pour reconnaître la position de l’ennemi et dans la persuasion qu’en nous présentant devant Ciudad-Rodrigo, la ville n’aurait rien de plus empressé que de se rendre. Telle était particulièrement l’opinion du Roi qu’il communiqua à M. le Maréchal Ney. Le 12 à 10 heures du matin, nous arrivâmes devant la place. L’investissement fut aussitôt ordonné et avant qu’on échangeât un seul coup de fusil, on envoya un parlementaire au gouverneur pour proposer et la fusillade commença de toute part. Vers 3 heures, je reçus ordre de faire la reconnaissance de la place. Un plateau, à demi-portée de fusil des remparts, me favorisa beaucoup pour cela. Les canonniers s’aperçurent apparemment que j’étais ingénieur, et outre les coups de fusil qu’on me décochait, je fus salué par trois boulets de 24 qui eurent la politesse de passer au-dessus de moi. Je remplis ma mission avec beaucoup de bonheur et en moins d’une heure je connus jusqu’aux moindres détails des fortifications. Personne dans le corps d’armée ne possédait la ville de Ciudad, en sorte qu’il était nécessaire de faire ce travail avec quelque exactitude. M. le Maréchal envoya à la nuit tombante 100 obus qui firent quelque dégât dans la place, et immédiatement après un deuxième parlementaire. Mais tout fut inutile, le Maréchal vit qu’on l’avait trompé sur les dispositions du gouverneur et comme nous ne possédions ni artillerie de siège ni aucun moyen pour en imposer à l’ennemi, il prit le prit de faire filer son armée pendant la nuit. Nous nous portâmes le 13 sur la frontière du Portugal, près d’Almeida, où les anglais s’étaient montrés la veille et avaient commandé 6,000 rations, mais nous ne rencontrâmes rien. Notre retour à Salamanque nous était à tous nécessaire. Il paraît que M. le Maréchal attend de nouveaux ordres de l’Empereur. La division[2] du général Loison fait maintenant partie du corps d’armée, en sorte que nous sommes maintenant 22 à 25,000 hommes. On nous fait espérer que nous serons immédiatement employés sous les ordres de l’empereur pour l’expédition du Portugal. Cela serait bien à désirer. En attendant, nous construisons des forts partout, 200 maçons et ouvriers travaillent journellement à celui d’ici. J’ai été chargé personnellement de fortifier les postes de correspondance d’ici à Valladolid. Mon travail est fait en sorte que je suis moins occupé maintenant. Je crois que nous séjournerons encore à Salamanque pendant 15 jours ; et qu’en suite nous ferons un mouvement général. Il serait possible qu’on nous destinât pour la Galice et les Asturies. Nous n’aurons rien à gagner à une semblable expédition.
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A sa mère.
Au quartier-général du 6ème corps, 3 mars [1810].
La destination de notre corps d’armée doit être connue par les journaux. Ainsi nous avons la certitude de ne point aller nous morfondre dans les montagnes de la Galice mais bien sûr de brûler dans celles du Portugal et de nous y faire assommer à coups de pierre. Cent mille Portugais sont sous les armes et s’aguerrissent depuis 18 mois. Les déserteurs nous apprennent que le malheur des Espagnols ne les rend que plus consternés, mais dès qu’ils seront abandonnés par les anglais, dès qu’ils seront témoins des suites funestes d’une guerre à mort, leur fougue se réveillera. Ciudad-Rodrigo est une pilule qu’on nous destine avant de nous en faire avaler d’autres ; mais nous manquons et nous manquerons probablement de l’artillerie nécessaire pour amener la prise d’une place. Cela retient depuis longtemps notre attention. Tous les officiers de notre armée en Espagne qui ne sont pas attachés à des corps d’armée ont reçu l’ordre de se rendre au grand quartier-général. On fait des préparatifs pour le siège de Cadix et celui de Badajoz. D’après les nouvelles que je reçois de Madrid, on me fait croire que je suis nommé capitaine depuis le 1er janvier.
Mille choses tendres à Henriette, chère maman, après que tu auras pris pour toi la dose qui te revient.
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A sa sœur.
Au quartier-général du 6ème corps, 18 mars 1810.
J’aurai de la peine à te dire combien ta lettre m’a fait plaisir, ma chère Henriette. Tout en me plaignant du peu de lettres que je reçois de toi ; j’y trouve pour ainsi dire mon compte, car tu sembles réunir dans une seule la substance de dix autres. Malgré ce dédommagement, cependant, je t’engage à être moins avare de ton encre et de tes moments. Les plaisirs trop vifs émoussent la sensibilité et je tiens à conserver la mienne pour apprécier mieux et toujours tes tendres procédés à mon égard. Le nouveau grade qu’on vient de me conférer apporte un changement sensible dans ma situation sous le rapport du service et de la manière d’être dans le corps d’armée. On retire mille avantages comme capitaine, auxquels on ne participe pas comme lieutenant. Il y a aussi une différence dans l’importance des opérations dont on peut être chargé dans l’un ou l’autre grade., indépendamment de l’opinion qu’on a de nous. Comme tu vois, ma chère Henriette, on obtient parfois ce grade rapidement, mais aussi est-ce le nec plus ultra pour la plupart de nous Il est d’une extrême difficulté de montrer plus haut. A moins de 12 ans de grade on ne peut afficher aucune prétention quand même on aurait fait la guerre ; à moins que quelque circonstance extraordinaire ne vous favorise et tout homme raisonnable doit exclure cette chance-là de ses calculs. Ceci me conduit naturellement à te répondre sur un article de ta lettre ; ma chère Henriette, où tu me demandes quels sont mes projets pour l’avenir et si je compte rester dans le corps. La nature de mon caractère, de mes goûts, la nullité absolue de ma fortune, etc., peuvent te faire présumer que dans toutes les occasions je chercherai les chances les plus avantageuses pour m’assurer une existence dans ce monde, et je choisirai naturellement de préférence celles qui me la procureront le plus tôt. Ma présence dans le corps ne m’en offrira jamais les moyens. Il faut donc se tirer de là, ma chère Henriette, mais ne s’en tirer bien entendu qu’à bonne enseigne. Je n’entrevois que deux moyens. Ou de passer aide-de-camp d’un maréchal en faveur ou de passer quand j’aurai la croix au service de Westphalie avec un grade supérieur. Tu peux présumer, que c’est notre alliance avec la Reine[3] quoique assez éloignée qui me fait choisir ce dernier service. Ne point tirer parti de cette circonstance ou au moins ne pas essayer dans un moment où l’Empereur et sa famille s’attachent à ce qui leur appartient de loin ou de près. Ce serait laisser échapper de gaîté de cœur la petite branche que la fortune semble me présenter. Le premier de ces deux partis paraît difficile à exécuter et il me serait réellement avantageux de passer aide-de-camp que si cela se présentait bientôt, car ce que j’aurai passé de temps comme capitaine dans le corps ne me comptera alors presque pas. Le second me paraît hardi.
Voici une ébauche de ma profession de foi, ma chère Henriette, je n’en parlerai pas au général de Grouchy dans la lettre que je vais lui écrire, je me méfie trop de moi pour lui faire part de simple rêveries. Ainsi, si tu ne parles, ne les présente que comme venant de toi. On a remis ma lettre aujourd’hui au Maréchal. Adieu, ma chère Henriette.
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A sa mère.
Tamamès, 3 avril 1810.
A peine revenu de Burgos, où M. le Maréchal m’avait envoyé pour organiser ce qui est relatif au génie pour le siège de Ciudad-Rodrigo, on m’envoie ici, chère maman, pour y construire des fours. Je n’ai eu qu’un jour de repos à Salamanque, ce qui n’a guère suffi pour me remettre d’un voyage de 80 lieues à franc-étrier. Nous sommes ici entassés les uns sur les autres, dans des baraques pillées deux fois par les Espagnols et bouleversées dix fois par les Français. Nous sommes sans lits, sans tables, ni chaises, sans paille ni foin, et sous des toits dont on a enlevé le bois pour faire du feu, quoiqu’il y ait des forêts aux environs. Le soldat n’a qu’une demi-livre de blé par jour pour sa subsistance et les officiers vivent comme ils peuvent. Heureusement que le bon général Marchand m’a offert la table. M. le Maréchal l’a placé ici avec sa division au milieu du champ de bataille où il a fait battre son armée. Cette mortification est bien dure. Il ne sort pas du village sans voir les champs arrosés de sang français par sa faute. Ma nomination au grade de capitaine a été envoyée des bureaux de la guerre au général Levy en Andalousie, et celui-ci ma l’a renvoyée au corps d’armée. Mais il paraît certain que le courrier qui en était chargé a été arrêté et dépouillé entre Séville et la Sierra-Morena.
Le chef d’état-major du 6ème corps sachant que j’avais une lettre de recommandation pour M. le Maréchal s’est offert pour la lui présenter. Le jour même, le commandant du génie fut appelé chez Son Excellence pour affaire de service. Dans la conversation Elle daigna d’informer de moi en demandant si je venais de sortir de l’école et si j’étais parent de M. de Malseigne. On lui répondit que je me nommais Maltzen, que j’étais déjà capitaine et que j’avais fait la campagne d’Aragon et le siège de Saragosse avec distinction.-Ah !-fut toute la réponse de M. le Maréchal. Depuis ce temps-là, il ne fut plus question de rien. Lorsqu’il s’agit dernièrement d’envoyer un officier de notre armée à Burgos, le commandant du génie me proposa toute de suite à Son Excellence comme propre à bien faire voir qu’on ne se rappelait déjà plus de mon nom ni de ma lettre de recommandation. Les journaux arrivent régulièrement.
Nous comptons marcher sur Ciudad-Rodrigo, vers le 20 de ce mois.
Adieu.
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A sa mère.
Au quartier-général du 6ème corps. Sans date.
Il y a près de 6 mois que je t’avais priée de m’envoyer du drap bleu et des chemises, car on ne peut pas se remonter dans ce pays-ci, à moins de payer les objets 4 fois leur valeur. Mon manteau qui était d’assez bon drap a pu me fournir de quoi faire une capote et un pantalon.
Nous attendons l’Empereur ici et on prépare ses logements.
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Salamanque, 11 avril 1810.
Voici une lettre, chère maman, que tu me feras le plaisir de remettre au général de Grouchy. Je me reproche bien d’avoir tant différé à lui écrire Le fort que nous construisons ici en est un peu la cause, et encore plus mille autres tracasseries de service auxquelles nous sommes en butte à la veille d’un siège. Les bruits que l’on répand sur une prochaine rupture avec la Russie me donnent bien de l’inquiétude sur les affaires d’Henriette. Combien un voyage dans ce pays serait nécessaire depuis longtemps ! Le peu de consistance que prennent les affaires d’Espagne détermineraient définitivement l’Empereur à venir. C’est une chose qu’on nous laisse espérer. Dieu veuille qu’elle se réalise !
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Au général de Grouchy.
Salamanque, 11 avril 1810.
Mon général,
J’ai fait remettre par le chef d’état-major du corps d’armée la lettre que vous m’avez fiat l’honneur de m’envoyer pour M. le maréchal Ney. Je ne l’ai point présentée moi-même, comme il eut été naturel de le faire. Son Excellence ne recevant plus personne depuis quelque temps. Elle a été très sensible à votre souvenir, mon général, et à paru s’informer avec intérêt de votre protégé. Tous les jours, vous ajoutez à la reconnaissance que m’inspire votre continuelle bienveillance à mon égard. Je ferai des efforts pour la mériter et si le plus tendre intérêt pour tout ce qui vous concerne et le respectueux attachement que je vous porte sont un titre à vos yeux, je crois que j’en serai toujours digne.
J’ai pensé, mon général, que votre présence à la Cour pourrait bien inspirer à S.M. ? L’envie de vous faire partager avec elle quelques-uns des lauriers qu’elle a à cueillie en Espagne. Les fatigues que vous avez éprouvées dans la dernière campagne, votre santé un peu délabrée, la connaissance du pays où nous sommes, et du genre d’ennemis que nous avons à combattre doivent être des motifs suffisants pour ne point vous faire agréer cette proposition avec plaisir. Quelque chère que me soit votre gloire, et quelque désir que j’éprouve de vous donner des preuves de mon dévouement et de mon zèle, en servant sous vos ordres, mon général, je fais des vœux pour ne point vous voir passer les Pyrénées.
M. de la Chasse-Verigny, chef de bataillon , sous-chef de l’État-major, qui a servi à plusieurs reprises sous vos ordres, se plaît souvent à s’entretenir non seulement des faits d’armes qui vous font le plus grand honneur, mais aussi des qualités personnelles qui vous ont si bien distingué dans tous les temps, aux armées où vous avez commandé.
Daignez, mon général, agréer l’assurance de mon plus respectueux attachement.
MALTZEN.
A suivre…