Salamanque, le 21 avril 1810.
D’après les calculs que nous avions faits, il y a un mois, sur les opérations de notre corps d’armée, nous devrions déjà, chère maman, être sous les murs de Ciudad-Rodrigo, mais l’homme propose et dieu dispose. Nous voici encore ici jusque vers le 15 du mois prochain. Les grands préparatifs qu’on fait pour le siège ne sont pas encore terminés et depuis deux mois, cependant, on s’en occupe, cela ne veut pas dire que nous aurons beaucoup de moyens pour s’inspirer de la terreur à nos ennemis.
Je crois que je ne tarderai pas à quitter Salamanque pour aller habiter les forêts. Je suis chargé de la confection de 10.000 gabions et de beaucoup de fascines et je dois exécuter cela dans un pays où l’on ne trouve que des arbres courts, ramassés, sans branchages étendus, comme des chênes verts. Le pays est sans ressources, quelques cabanes seulement se présentent de deux en deux lieues, sans toit, ruinées de fond en comble par la guerre, en sorte que je vivrai avec mes sapeurs comme des sauvages, et sans Paris tout est fêtes, plaisirs, les journaux sont remplis des préparatifs qu’on fait pour les réjouissances publiques[1]. Quand viendra le tour des pauvres armées qui sont en Espagne ? Elles manquent de tout, elles dépérissent. Rien ne ranime ni le soldat ni l’officier. L’annonce de l’arrivée de l’Empereur avait donné quelque espoir, chacun se sentait animé d’un nouveau feu. Chacun voyait dans l’avenir la fin d’une guerre que sa présence seule peut terminer, et nous ne voyons venir que quelques renforts de recrues d’enfants faibles et malheureux dont les larmes et une mort sont les seules armes à opposer à nos ennemis.
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A sa mère.
Salamanque, 7 mai 1810.
Je pars demain pour les environ de Ciudad-Rodrigo où je suis envoyé pour faire des reconnaissances, confectionner des fascines et des gabions dans les bois et construire des fours, etc. Je vais passer quelques jours durement. Le temps qui s’était mis au beau au commencement du mois a changé. Vents, pluie, neige, froid, tout cela se succéda tout à tout, enfin nous sommes obligés de faire du feu. Il est possible que dans quelques jours les chaleurs soient insupportables. Tel est le climat de l’Espagne. J’ai reçu une lettre du 27 octobre… près de 7 mois, devine de qui… de notre chère Henriette ! Quoique bien vieille elle m’a fait plaisir. Je ne sais comment il se fait qu’elle a parcouru une partie de l’Espagne.
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La comtesse de Razoumowski à M. de Maltzen.
Paris, 10 juin 1810[2].
Il y a bien longtemps, mon bon Maurice, que je ne t’ai écrit. L’envie de causer longuement avec toi en est cause. Je ne pouvais pas trouver le temps nécessaire, je prends enfin le parti de commencer ma lettre ; elle sera finie quand cela se pourra, mais non sans avoir traité bien des matières. Si tu n’étais pas plus exact que moi, tu nous causerais bien des tourments. Dans la situation dans laquelle tu es, une lacune un peu prolongée entre tes lettres nous donne envie de vives inquiétudes. Voilà un mois qu’il en est venu. Maman en est tellement malheureuse qu’elle maigrit à vue d’œil, moi je voudrais paraître plus tranquille, mais je ne le suis pas davantage.
J’ai bien pesé, consulté, avec de sages amis et d’une commune voix le projet de Westphalie[3] est écarté. Dans l’ordre actuel même, ce service présente peu d’avantages pour des raisons inutiles à écrire[4]. Le moindre événement peut tout bouleverser dans ce pays-là surtout pour des Français qui y sont si cordialement détestés. Le service français est certainement le plus honorable, le plus avantageux sous tous les rapports. Quant à la place d’aide-de-camp d’un maréchal, il n’est pas douteux qu’elle ne fût agréable, le tout est de l’obtenir, rien n’est plus couru et cependant c’est une place qui a bien des inconvénients. Le général de Grouchy ne croit nullement que ce soit le meilleur moyen d’avancer, il trouve que ton grade dans le génie est préférable. Malgré son opinion, il te servira de tous ses moyens dans toutes les occasions, si, lui devenait Maréchal[5], il te prendrait volontiers. Dis-moi si cela te conviendrait. Dis-moi aussi s’il te serait agréable d’être connu personnellement du maréchal Masséna et si tu veux une lettre pour lui ; malgré ton antipathie pour les recommandations, j’aime à t’en procurer et ne les crois nullement sans effet. Mon ambition serait de te faire nommer officier d’ordonnance de l’Empereur. C’est l’entrée d’une carrière brillante, mais il faut une fortune trop considérable pour y songer. Il faut 6,000 fr de pension de ses parents. Comme c’est précisément ce que reçois à présent de Russie il n’y a rien à faire mais si le change revient au pair, je prendrais volontiers cet engagement pour quelques années, d’autant qu’avec de l’ordre et de l’économie, les 6,000 fr. exigés par l’Empereur ne sont pas nécessaires. Je connais des jeunes gens qui ont ainsi enfreint l’ordre et qui, passant pour avoir 6,000 fr. ont à peine 100 louis. Ne vas pas, cher Maurice, te monter la tête là-dessus, mais compte que lorsque cela se présentera, je ne négligerai rien pour réussir.
Le général de Grouchy s’est fait faire une 2ème opération[6] qui était nécessaire pour assurer sa guérison. Il est dans son lit depuis près de quinze jours et il a cruellement souffert.
Je ne pense pas encore quitter paris, malgré le beau temps. Maman est à Evêquemont [7] depuis plusieurs jours. Annette est ici, je vis avec cette bonne cousine comme avec une sœur. Je t’assure que c’est une bien excellente femme qui n’a d’apprêt qu’extérieurement ; son cœur est simple et son esprit trop élevé pour ne pas l’être aussi. Nous vivons beaucoup dans le monde ; elle y est un appui honorable pour moi. Je demeure chez elle, car j’ai loué mon appartement rue de la Madeleine[8], moyennant vingt louis par mois.
Adieu, ta sœur qui t’aime.
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A sa mère.
Ciudad-Rodrigo, 23 juin 1810.
Depuis que je suis partie de Salamanque, chère maman, c’est-à-dire depuis le 7 juin je n’ai pu t’écrire que deux fois, encore ne suis-je pas sûr qu’on ait mis mes lettre à la poste, en sorte que tu auras eu des inquiétudes, je m’en désole, mais il faudra maintenant que tu contractes l’habitude de m’oublier un peu, car il n’y a plus d’administration de poste ; elle est du moins à 18 lieues d’ici et nous n’avons plus de communications avec nos derrières. Nous sommes devant la place depuis le 30 mai. La tranchée n’a été ouverte que dans la nuit du 15 au 16 juin.
Ce retard vient du mauvais temps qui, jusqu’à présent a empêché l’artillerie d’arriver. Elle ne commencera ses feux que vers le 25. Nous pensons que la place ne capitulera pas avant le commencement du mois prochain ; notre armée de blocus est de 30,000 hommes d’infanterie et de 7,000 chevaux. Avec cela, il faut que nous fassions le siège et contenions 14,000 Anglais, 7,000 Espagnols et 5,000 Portugais dont les avant-postes sont à une lieue d’ici. Tous les jours on se fusille à droite ou à gauche de nos camps, mais les Anglais ne nous attaqueront que lorsque notre artillerie sera en position.
A la fin du mois dernier, avant que le gros du corps d’armée ne fut arrivé, on me chargea de faire une reconnaissance de la place et de ses environs. On me donna une escorte de chasseurs à cheval pour éloigner les vedettes ennemies de moi et m’approcher ainsi des fortifications. Je pris position sur un plateau bien disposé pour favoriser une reconnaissance. Mais mes chasseurs que j’avais eu soin de placer de manière à éclairer les vallons par lesquels je pouvais être tourné, prirent la fuite à l’approche de quelques lanciers espagnols qui me tournèrent en peu de temps. Ils étaient 20 à 25 et me sommèrent de me rendre. Je n’avais avec moi qu’un seul chasseur d’élite, mais la perspective d’être fait prisonnier par des Espagnols me fit horreur. Nous mîmes le sabre en main et nous chargeâmes, nous nous débattîmes pendant plusieurs minutes dans la mêlée, et nous parvînmes à forcer la ligne. Mon chasseur fut blessé de 3 coups de lance et moi, je n’en reçus qu’un, qu’il ne pas compter puisqu’il ne traversa que mes habits. L’ouverture de la tranchée fut heureusement faite par 400 travailleurs que j’eus sous mes ordres ; je n’en eus que 9 blessés et 2 tués malgré la mitraille de la place. La nature du terrain des environs est telle qu’il a fallu construire notre 1ère parallèle à 200 toises du chemin ouvert ; je te donnerai des nouvelles, chère maman, toutes les fois que je pourrai. Adieu. Tendresses à Henriette.
A suivre…
[1] A l’occasion du mariage de Napoléon et de Marie-Louise.
[2] Cette lettre porte le timbre de l’Armée du Portugal et parvint à M. de Maltzen à l’hôpital royal de Salamanque. (Note du Vte de Grouchy).
[3] Voir la lettre de Maurice de Maltzen, en date du 18 mars 1810 .
[4] En 1810 on sentait donc à Paris la fragilité des royaumes feudataires de l’Empire Français. (Note du Vte de Grouchy).
[5] Il ne le fut qu’en 1815. (Note du Vte de Grouchy).
[6] Suite des blessures reçues dans la campagne d’Allemagne. (Note du Vte de Grouchy).
[7] Propriété de la comtesse de Razoumowski près de Meulan [Yvelines]. (Note du Vte de Grouchy).
[8] La comtesse de Razoumowski avait loué son appartement pour les fêtes du mariage de Napoléon avec Marie-Louise ; beaucoup d’étrangers venaient alors à Paris. » (Note du Vte de Grouchy).