Dans son numéro du mois de mai 1892, la « Revue de Cavalerie » a publié un article anonyme intitulé « Les chevaux de bataille de Napoléon 1er ». Il nous a paru intéressant de reproduire dans la « Revue des Etudes Napoléoniennes » cette très intéressante étude.
Jean BRUNON (Extrait de la « Revue des Etudes napoléoniennes », 1932)
L’excellente « Revue militaire suisse », qui paraît à Lausanne, contient dans sa dernière livraison, d’intéressants renseignements, en partie inédits, sur les chevaux de bataille de Napoléon 1er. En effet, le piqueur de l’Empereur, Noverraz, était vaudois. Son témoignage est souvent invoqué par l’auteur de l’article qui s’appuie, pour le reste, sur une longue et consciencieuse étude publiée récemment par le « Daily Magazine », la plus anciennes et la plus importante des revues anglaises consacrées au sport, par Sir Francis Lawley, fils de Lord Wenlock. M. Lawley commence par reproduire une conversation à Sainte-Hélène entre l’Empereur et le célèbre médecin O’Meara. Parlant des occasions où, dans sa carrière, il avait connu les plus grands dangers, l’Empereur racontait qu’à Arcole, son cheval rendu furieux par une blessure, s’était emporté et l’emmenait tout droit dans les lignes autrichiennes, lorsqu’il s’enfonça jusqu’au cou dans un bourbier où il faillit rester sous son cheval mort et tomber aux mains des Autrichiens. En comme, Napoléon disait avoir eu, d’Arcole à Waterloo, dix-huit ou dix-neuf chevaux tués sous lui. M. Lawley fait remarquer que ce chiffre n’a rien d’invraisemblable, puisque le maréchal Blücher en perdit au mois autant que le général Forrest, un des plus brillants officiers de cavalerie du Sud, dans la guerre de Sécession, qui vit tomber sous lui trente chevaux en quatre ans. Sans être ce que l’on appelle un écuyer, Napoléon était mieux que cela pour son métier de conquérant, c’est-à-dire un hardi, solide et infatigable cavalier. Pour lui tout cheval devait remplir, en premier lieu, la condition d’être un bon et docile véhicule, allant dans tous les trains, à toutes allures, au gré de sa pensée. Nous le savons par le témoignage de son piqueur Noverraz, de Lausanne, qui nous a souvent raconté les transes par lesquelles il dut passer pour suivre les intrépides cavalcades de son vénéré maître. On le sait aussi par divers récits de ses officiers d’ordonnance, notamment le comte de Ségur : il raconte qu’après sa nomination comme Général en chef de l’Armée de Paris, Bonaparte circulait jour et nuit à cheval dans les diverses rues de la capitale pour surveiller l’exécution de ses ordres, sans nul souci des précautions à prendre sur de mauvais pavés ou dans des défilés encombrés. Il montait et descendait à grande allure les escaliers du jardin des Tuileries et ceux qui existaient alors sous le péristyle, au grand désespoir de sa suite. Quand on lui faisait remarquer que ces inutiles grimpades et dégringolades n’étaient pas sans danger pour lui, il répondait : « Bah ! J’ai mon étoile ! », et quand on lui opposait le danger pour les montures, il répliquait : « La mère aux chevaux n’est pas morte ! » En résumé, dès sa jeunesse, le grand gagneur de batailles était ce que l’on appelle un brillant et heureux cavalier casse-cou. Il est inutile de dire que nous savons fort peu de choses de la plupart des chevaux de Napoléon. Toutefois ce n’est pas le cas pour tous et M. Lawley a réuni des détails sur « Marengo » que l’Empereur montait à Waterloo, « Austerlitz », « Maria » (une jument grise nommée d’après l’Impératrice), « Ali » et « Jaffa ». Le « Daily Magazine » reproduit les portraits d’ « Ali » et de « Marengo » d’après les originaux existant en Angleterre ; ils sont blancs comme, d’ailleurs, presque tous les chevaux du Petit Caporal. Le plus célèbre des cinq est « Marengo » dont le squelette est conservé à l’Institut militaire de Whitehall à Londres, et dont un sabot, transformé en tabatière, est toujours sur la table des officiers de la garde royale au palais de Saint-James, avec l’inscription suivante sur le couvercle d’argent : Sabot de « Marengo », cheval de bataille barbe, ayant appartenu à Bonaparte, monté par lui à Marengo, Austerlitz, Iéna, Wagram, en Russie et à Waterloo. » Autour du sabot se lisent ces mots : « Marengo » fut blessé à la hanche à Waterloo, pendant que son cavalier l’enfourchait sur le terrain des avant-postes. Aussi dans les batailles précédentes, ce bon destrier avait été blessé. Si nous devons ajouter foi à cette inscription, Napoléon a dû le monter pendant au moins quinze ans, de Marengo à Waterloo ; nous nous permettrons d’en douter. Quoiqu’il en soit « Marengo », dont le portrait aussi bien que le squelette est conservée à l’Institut militaire, est bien le cheval que l’Empereur avait à Waterloo, et probablement celui dont le colonel Charras veut parler dans sa « Campagne de 1815 », lorsqu’il raconte que Napoléon, en montant à cheval le matin de Waterloo, se mit dans une violente colère contre un soldat maladroit qui, en l’aidant à se mettre en selle, faillit le faire tomber par dessus son cheval. C’est encore « Marengo » qui porta l’Empereur jusqu’à Charleroi après la bataille, mais M. Lawley ne nous explique pas comment il se fait que le cheval soit venu finir ses jours à l’Institut militaire et c’est un point qu’il serait intéressant d’élucider. Peut-être devint-il la propriété d’un gentilhomme français établi vers 1815, au château de Glassenburg, dans le comte de Kent, pendant la minorité des propriétaires légitimes. Ce gentilhomme, dont le nom n’a malheureusement pas été conservé, était l’ami de l’Empereur et avait avec lui un autre cheval de bataille , « Jaffa », un arabe que Napoléon avait pris en Egypte. Le vieux coursier fut très bien soigné à Glassenburg ; mais, en 1829-il avait alors 37 ans- il était tellement affaibli qu’on se décida à l’abattre.
A suivre prochainement.