Dans ses « Souvenirs », le Dr Warden raconte une anecdote qui se serait produite à bord du Northumberland, qui se dirige vers Sainte-Hélène. Elle se situe probablement vers le 21 septembre 1815.
La conduite toute simple et exempte de vanité des personnages de la suite de Napoléon dans nos entretiens sur le tillac du Northumberland, ne souffrait à cet égard d’exception »que quand le général Gourgaud commençait à nous raconter ses exploits. Je ne veux pas insinuer, au reste, qu’il nous en ait dit plus qu’il n’en avait fait; mais seulement qu’il aimait à parler de ses campagnes, tandis que ses compagnons gardaient le silence là-dessus. Parmi les témoignages de sa bravoure, il aimait surtout à nous montrer une épée, sur la lame de laquelle étaient gravées ses prouesses, dans une inscription qui attestait que c’était avec cette arme fidèle et glorieuse qu’il avait, en Russie, sauvé les jours de Napoléon, sur la tête duquel était déjà levé le bras énorme d’un cosaque.
Lorsqu’il l’apprit, le général Gourgaud explosa de colère. Ecoutons-le. Ce passage, extrait de son « Journal » porte le titre « Notes sur le pamphlet de M. Warden »
Dans tous les temps, chez toutes les nations, les honnêtes gens ont toujours suivi le principe « respect au malheur », quelles que fussent les offenses qu’ils eussent reçues, quels que fussent les reproches qu’ils auraient eu à faire aux malheureux, et enfin quelle que fût la cause du malheur. Que doit-on donc penser d’un homme qui attend d’être à 2000 lieues de distance pour injurier publiquement un être malheureux dont il n’a reçu que des honnêtetés et dont la cause du malheur même est honorable? C’est cependant ainsi qu’en agit envers moi M. le chirurgien Warden, dans une brochure qu’il vient de faire paraître, ayant pour titre : Lettres sur Sainte-Hélène. Je ne me permettrai pas de juger si c’est pour gagner de l’argent, si c’est pour faire connaître son nom, ou si c’est pour tout autre motif que M. Warden a publié son pamphlet, mais comme il se permet plusieurs mensonges sur mon compte, je me vois forcé, quelque grande que soit ma répugnance d’entretenir le public de moi, de faire plusieurs remarques sur les points de l’ouvrage où je suis cité. « Sur le vaisseau le Northumberland et pendant son séjour à Sainte-Hélène, M. Warden ne savait pas parler la langue française, moi, je n’entendais pas la langue anglaise. M. Warden ne mangea pas à la table où j’avais l’honneur d’être; je n’ai jamais été malade durant toute la traversée. Comment donc ai-je pu m’accuser à M. Warden par les niaiseries qu’il suppose que je lui ai racontées ? Il en a menti. Avant de quitter le vaisseau le Bellérophon, mes armes, comme celles de tous mes compagnons, furent retirées et enfermées, par l’ordre de l’amiral, dans un coffre dont aucun de nous n’eut jamais la clef. Comment donc ai-je pu montrer avec ostentation un sabre qui était enfermé sous clef et qui ne m’a été remis par M. l’amiral qu’assez de temps après mon arrivée à Sainte-Hélène ? Comment M. Warden a-t-il pu lire sur la lame de ce sabre que c’était avec lui que j’avais sauvé la vie de l’Empereur en 1812, tandis que l’inscription porte que c’est le 29 janvier 1814, à Brienne, que j’ai arrêté d’un coup de pistolet un cavalier qui se précipitait sur l’Empereur ?[1] »
[1] Dans son « Journal », Gourgaud est persuadé que Las Cases, qui a quitté Sainte-Hélène fin décembre 1816, est lié à ce qu’a écrit le Dr Warden. A la date du 9 mars 1817, il note: « Je suis bien en colère contre Warden, qui veut me faire passer pour fanfaron et déclare au grand-maréchal que je veux porter une plainte en calomnie au gouverneur : c’est Las Cases qui a fait tout le mal, je reconnais le journal de Las Cases, qu’en partie il m’avait communiqué. Il raconte un tas de niaiseries, veut faire l’important, et personne ne croira les conversations qui sont rapportées dans cet ouvrage, car Warden ne parle pas un mot d’anglais ! Ce n’est qu’un prête-nom. Las Cases en est l’auteur ; il nous a sacrifiés à son plan. Le grand-maréchal voit que j’en ai la fièvre, il me promet d’en parler à l’Empereur, tâche de me calmer. Montholon lui-même trouve que j’ai raison d’être fâché, c’est un libelle. Il a dit à Sa Majesté que s’il était sûr que ce fut Las Cases qui eût mis ce qu’il y a là-dedans contre sa femme, il lui en voulait beaucoup. »
Plus loin Gourgaud écrit, évoquant une conversation sur ce le même sujet et tenue avec Napoléon :
« Je lui jure que je n’avais jamais parlé de l’affaire de Brienne personne qu’au petit Las Cases [le fils de l’auteur du « Mémorial »], qui se trouvait chez moi le jour où l’on me rendit mes fatals pistolets qui avaient tué le cosaque. Cockburn, avait raconté à l’Empereur, à bord, qu’il savait bien pourquoi il me portait intérêt, et que c’était parce que je lui avais sauvé la vie ; ce que Sa Majesté avait nié.
Gourgaud : «Je n’ai point fait écrire sur mon sabre que je vous avais sauvé la vie et cependant j’ai tué un houzard qui se précipitait sur Votre Majesté !
L’Empereur : Je ne m’en souviens pas.
Gourgaud : Les bras m’en tombent ! Comment Votre Majesté ne se souvient pas ! L’état-major en a été témoin, et le soir même M. Fain [secrétaire de l’Empereur] est venu me demander si c’était avec de petits pistolets que je portais habituellement dans ma poche ou des pistolets d’arçon. Tout Paris s’en est entretenu.
L’Empereur : Il fallait m’en parler.
Gourgaud : Sire, j’étais convaincu que Votre Majesté l’avait vu et je pensais que si je me vantais d’avoir rendu service à Votre Majesté, Elle m’en voudrait. D’ailleurs je n’avais fait qu’une chose que, probablement, tout autre eût fait à ma place.
L’Empereur : Je sais que vous êtes un brave jeune homme, mais il est étonnant qu’avec votre esprit vous soyez aussi enfant. Lisons l’article ensemble »
Après la lecture : l’Empereur déclara : Eh bien, mais c’est un bel éloge ! Il est tout simple que vous parliez campagnes : c’est comme moi qui cause toujours de l’Egypte. »
Quant au général Bertrand, il écrit dans ses « Cahiers de Sainte-Hélène » : « 9 mars 1817. Le général Gourgaud est très mécontent de l’ouvrage [de Warden] et veut aller chez le Gouverneur pour se plaindre. Le grand-maréchal en parle à l’Empereur qui lit l’article et dit que Gourgaud a eu tort de faire mettre sans son ordre une inscription sur son sabre, que cela semblait être une fanfaronnade, qu’en disant qu’il a sauvé la vie de l’Empereur, Warden ne nie pas le fait et que c’est lui faire une grande réputation en Europe. Gourgaud aurait eu tort de se plaindre. » Il est intéressant d’ajouter ce que le général Bingham écrit dans son « Journal » à la date du 21 septembre 1815, alors qu’il se trouve à bord du Northumberland, faisant route vers Sainte-Hélène : « Napoléon a un sabre mameluck qui porte cette inscription: « C’est le sabre que l’Empereur a porté à la bataille d’Aboukir » Il est très joliment monté en or. Gourgaud m’a parlé du nombre de personnes qu’il avait tuées de ses propres mains au cours de son service, et il m’a montré son épée, avec laquelle il avait déjoué l’attaque un cosaque sur le point de tuer l’empereur, avec l’explication [« explanation » dans le texte original] qui suit: « Gourgaud, premier aide-de-camp de l’Empereur, tira avec un pistolet le cosaque qui l’a attaqué près de Brienne. ». Le témoignage du général Bingham est paru dans « The Cornhill Magazine » en janvier et février 1901 et n’avait jamais été traduit en français.