« Pauvre pont [d’Iéna] ! Son nom pensa lui coûter cher; sans la maladresse des canonniers prussiens, c’en était fait de lui. Après la rentrée de Louis XVIII [8 juillet 1815], le bruit se répandit un matin que les Prussiens avaient fait sauter le pont d’Iéna, la nuit précédente. Je sortis à l’instant avec d’autres étudiants qui se trouvaient alors comme moi au café des Pyrénées ; nous nous rendîmes au Champ-de-Mars et vîmes en effet un groupe nombreux près du pont. La seconde pile du côté du Champ-de-Mars était écornée à la hauteur du chapiteau, quelques pierres du cintre étaient fendillées; les artificiers prussiens avaient si mal disposé leur fougasse, trop faible, du reste, que tout l’effet s’en était manifesté en dehors du pont et n’avait réussi qu’à le marquer d’une auréole noire qui était loin d’être glorieuse pour eux. L’indignation et le mépris jaillissaient de tous nos regards, à l’aspect de ce guet-apens nocturne; on annonçait que les Prussiens devaient, dans la journée, procéder définitivement à la destruction du pont d’Iéna; la plus vive agitation se répandit alors dans Paris. Le roi Louis XVIII, informé du projet de l’armée prussienne, déclara, dit-on, qu’il ne souffrirait point une telle violation des traités et qu’il irait se placer sur le pont qu’on voulait faire sauter. — Malheur inévitable de la situation ! Personne ne, crut un mot de cette résistance à l’étranger, de la part d’un prince dont le retour se signalait déjà dans le Midi par le meurtre et la terreur ; quoi qu’il en fût, les Prussiens respectèrent le pont d’Iéna, et le Roi, qui s’était peut-être prononcé avec fermeté, ne réussit qu’à s’attirer l’épigramme suivante, qui, dès le même jour, circulait en cachette. Louis XVIII était, on le sait, d’une corpulence énorme; quelle bonne fortune pour l’opposition ! Voici l’épigramme en question, demeurée intacte en ma mémoire, ainsi que tout ce qui tient à cette mémorable époque des Cent Jours :
Venez, fiers Prussiens, sur le pont d’Iéna
Assouvissant votre orgueil misérable,
Vous venger du nom mémorable
Que la victoire lui donna.
Essayez ! Louis vous défie
De pouvoir le faire sauter;
Car pour nous, exposant sa vie,
Il a juré de s’y faire porter!
Tu resteras debout sur ta base imposante,
Noble pont; ne crains rien pour tes fiers piédestaux,
Sur ton pavé que Louis se présente…
Et l’on verra la mine avorter, impuissante ,
Sous un tel héroïsme… et sous tant de quintaux.
Je vis hélas ! Plus tard, le pillage du Musée [du Louvre]; j’ai vu les grenadiers hongrois porter sur de grossiers brancards les divines toiles des Raphaël, des Titien et des Dominiquin ; la main sauvage d’un pandour arrachait de leur piédestal les marbres sacrés qu’avaient fait respirer les Phidias et les Praxitèle, sous les formes d’Apollon, de Vénus et de Laocoon. Pour l’honneur de Paris, l’Autriche n’avait pu y trouver d’emballeur pour consommer son vol; ses soldats seuls lui servirent dans cet ignoble emploi. Pendant ce temps-là, l’arc-de-triomphe perdait ses trophées, ses reliefs lui étaient arrachés; des câbles grossiers garrottaient les chevaux de Venise, que de victoire en victoire la gloire avait menés de Corinthe à Paris. Là, un officier anglais, monté sur le monument, prenait en riant des poses dans le char où Napoléon ne s’était pas trouvé digne de figurer ! Voilà ce que je voyais douloureusement, d’une croisée du Musée, tandis que la cavalerie autrichienne gardait toutes les avenues du Carrousel. »
(E. LABRETONNIERE, « Macédoine. Souvenirs du quartier latin… » Lucien Marpon, Libraire-Editeur, 1863, pp.292-294).