Henri Beyle, dit Stendhal, né à Grenoble, le 23 janvier 1783, participe comme sous-lieutenant de cavalerie à la seconde campagne d’Italie, en 1800 et 1801.
Son hostilité à l’Empire disparait lorsque son cousin, Pierre-Antoine Daru, le fait entrer en 1806 comme adjoint aux commissaires des guerres dans l’administration impériale. Il est en Allemagne jusqu’en 1808, puis en Autriche. Il y assiste en 1809 à la campagne de Wagram. En 1812, il est auditeur au conseil d’État, et doit porter la correspondance des ministres à l’Empereur lors de la campagne de Russie.
Il assiste à la bataille de la Moskova puis participe à la retraite de Russie. Il est en Italie de 1814 à 1821, et publie en 1817 ses premiers livres sous le pseudonyme de Stendhal.
Suspecté de carbonarisme, il est expulsé et revient à Paris. Il y publie en 1827 « Armance », et en 1830 « Le Rouge et le Noir ».
En 1839 ce sera « La Chartreuse de Parme ». Stendhal meurt à Paris le 23 mars 1842. Après sa mort seront publiée sa « Vie de Napoléon », rédigée entre mai 1817 et l’automne 1818, et ses « Mémoires sur Napoléon », écrits pour l’essentiel entre novembre 1836 et avril 1837.
André FELIDIRI
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• Lisons Stendhal, Mémoires sur Napoléon, chapitre 13, édition de Catherine Mariette, Stock, 1998
[…] Ce fut le 10 avril 1796 que commença cette célèbre campagne d’Italie. Beaulieu descendit lui-même l’Apennin par la Bocchetta à la tête de son aile gauche. Bonaparte lui laissa le plaisir de débusquer sa petite avant-garde à Voltri, et pendant ce temps se hâta de rassembler le gros de ses forces contre le centre autrichien, qui s’était avancé de Sassello sur Montenotte. Ce point était défendu par trois redoutes, connues par le serment que le colonel Rampon fit prêter à la 32e demi-brigade, au moment où les Autrichiens attaquaient la dernière avec fureur. Au reste, si le général d’Argenteau l’eût emportée et fût descendu jusqu’à Savone, il n’en eût été que plus complètement battu: dans la nuit toutes les forces françaises se portèrent sur ce point.
Le 12 avril, d’Argenteau se vit attaquer de front et à revers, par des forces supérieures; il fut battu et rejeté sur Dego. L’armée française avait passé l’Apennin. Bonaparte résolut de se tourner contre les Piémontais, pour tâcher de les séparer de Beaulieu; le général Colli qui les commandait, occupait le camp de Ceva. Le général Provera, placé avec un petit corps autrichien, entre Colli et d’Argenteau, occupait les hauteurs de Cosseria.
Bonaparte conduisit contre lui les divisions Masséna et Augereau. Laharpe avait été laissé pour observer Beaulieu, qui eut le tort de se tenir tranquille.
Le 13, la division Augereau força les gorges de Millesimo. Provera, battu et cerné de toutes parts, fut forcé de chercher un refuge dans les ruines du château de Cosseria et mit bas les armes le 14 au matin, avec les quinze cents grenadiers qu’il commandait.
Beaulieu, fort surpris de ce qu’il apprenait, se hâta de courir à Acqui et envoya directement une partie de ses troupes à travers les montagnes, à Sassello. D’Argenteau occupait Dego Bonaparte l’y attaqua à la tête des divisions Masséna et Laharpe. Les troupes autrichiennes se battirent fort bien mais grâce aux combinaisons du général en chef, les Français étaient supérieurs en nombre. L’ennemi se retira en désordre sur Acqui, en laissant vingt pièces de canon et beaucoup de prisonniers.
Après la bataille gagnée, le général Wukassowich qui accourait par Sassello, avec l’intention de rejoindre d’Argenteau, qu’il croyait encore à Dego, tomba au milieu des Français. Ce brave homme, loin de se décourager, fondit sur la garde des redoutes de Magliani, enleva l’ouvrage et poussa la garnison épouvantée jusqu’à Dego. Les Français furent complètement surpris mais le brave Masséna, remarquable par la constance qu’il montrait dans les revers, rallia les fuyards et détruisit presque entièrement ce corps de cinq bataillons.
Les Autrichiens battus, le général en chef attaqua de nouveau les Piémontais avec les divisions Augereau, Masséna et Serrurier.
Les Piémontais eurent un moment de succès à Saint-Michel, contre la division Serrurier ils avaient évacué le camp de Ceva et enfin furent rejetés derrière la Stura.
Le 26, les trois divisions françaises se réunirent à Alba. Une dernière bataille pouvait les mettre en possession de Turin, dont ils n’étaient qu’à dix lieues.
Mais Bonaparte n’avait pas de canons de siège, et les sièges ne conviennent nullement au génie des Français; les généraux ennemis ne virent point ces deux idées. Ils se crurent perdus ils ne virent pas la belle position de la Stura, flanquée à droite par la forteresse importante de Coni, à gauche par Cherasco, qui était à l’abri d’un coup de main. Derrière la Stura, Colli pouvait se faire joindre par mille Piémontais, épars dans les vallées adjacentes et par Beaulieu, à qui il restait bien vingt mille hommes. Il suffisait aux alliés de deux jours de vigueur, d’activité et de résolution, pour que tout fût remis en question.
Étaient-ils battus ? La place admirable de Turin était là pour recevoir, en cas de revers, une armée battue qui n’en eût pas été encore à sa dernière ressource, puisque l’Autriche ne manquait pas de moyens pour la secourir. Dans tous les cas, Turin était imprenable pour l’armée qui n’avait pas d’équipages de siège.
A peine les Français eurent-ils occupé Alba, que les démocrates piémontais organisèrent un comité régénérateur qui lança des adresses au peuple du Piémont et de la Lombardie, menaçantes pour les nobles et les prêtres, encourageantes pour les peuples.
L’effet surpassa l’attente des Français ; le désordre et la terreur furent au comble dans Turin; le roi n’avait dans ses conseils aucun homme supérieur.
La cour eut peur des Jacobins piémontais et quoique Beaulieu eût marché d’Acqui sur Nizza, pour se réunir à Colli, elle se crut perdue sans ressource et un aide de camp vint de la part du roi demander la paix au général Bonaparte. Celui-ci fut au comble de ses vœux. Ses espions lui apprirent qu’après les discussions les plus vives, dans lesquelles les ministres du roi et surtout le marquis d’Albarey soutenaient le parti de la guerre, le cardinal Costa archevêque de Turin détermina le roi à la paix.
Il est incroyable qu’avant de se livrer à cette démarche précipitée, le roi ne se soit pas rappelé ce que son aïeul Victor-Amédée avait fait en 1706. Si le roi, rappelant des Alpes une partie des troupes du prince de Carignan, eût tenu ferme à Turin, à Alexandrie, à Valence, dont les Français étaient hors d’état d’entreprendre les sièges, il eût été impossible à ceux-ci de faire un pas de plus. Si la coalition eût jugé à propos de faire arriver quelques renforts tirés du Rhin, les Français pouvaient fort bien être chassés d’Italie.
Le génie de Bonaparte privait ses ennemis d’une partie de leur jugement et amena, sans doute, le roi à demander honteusement la paix à une armée qui n’avait ni artillerie, ni cavalerie, ni chaussures. Si l’on suppose, pour un instant, les mêmes avantages remportés par Moreau, Jourdan, ou tout autre général homme médiocre, on verra tout de suite que le roi de Sardaigne ne se fût pas mis à leur discrétion.
Bonaparte n’était pas autorisé à traiter de la paix; mais, par l’armistice de Cherasco, il se fit livrer les places de Coni, d’Alexandrie et de Ceva; le roi s’engageait à se retirer de la coalition. Bonaparte qui sentait que du roi de Sardaigne uniquement dépendait sa marche sur l’Adige, laissa entrevoir au comte de Saint-Marsan, son envoyé à Cherasco, que loin d’être disposé à renverser les trônes et les autels, les Français sauraient les protéger, même contre les Jacobins du pays, si tel était leur intérêt. Malheureusement le Directoire ne put jamais comprendre cette idée que, pendant un an, Bonaparte lui présenta de toutes les manières.
Il avait fait, en quinze jours, plus que l’ancienne armée d’Italie en quatre campagnes. L’armistice avec le Piémont livrait à ses coups l’armée de Beaulieu et surtout donnait à la sienne une base raisonnable. S’il était battu, il pouvait désormais chercher un refuge sous Alexandrie et si, dans ce cas, le roi violait le traité, il pouvait bien l’en faire repentir, en soutenant les Jacobins piémontais.
Mais comme notre but est moins de faire connaître les choses, que Bonaparte lui-même, nous allons donner son récit de cette campagne brillante ; elle révéla à l’Europe, un homme tout à fait différent des personnages étiolés, que ses institutions vieillies et ses gouvernements, en proie à l’intrigue, portaient aux grandes places.
L’apparition de Napoléon à l’armée, comme général en chef, fit une véritable révolution dans les mœurs; l’enthousiasme républicain avait autorisé beaucoup de familiarité dans les manières. Le colonel vivait en ami avec ses officiers. Cette habitude peut amener l’insubordination et la perte d’une armée.
L’amiral Decrès racontait que ce fut à Toulon qu’il apprit la nomination du général Bonaparte au commandement de l’armée d’ Italie; il l’avait beaucoup connu à Paris et se croyait en toute familiarité avec lui. “Aussi quand nous apprenons que le nouveau général va traverser la ville, je m’offre aussitôt à tous les camarades, pour les présenter, en me faisant valoir de mes liaisons. J’accours, plein d’empressement et de joie; le salon s’ouvre, je vais m’élancer, quand l’attitude, le regard, le son de la voix, suffisent pour m’arrêter. Il n’y avait pourtant en lui rien d’injurieux; mais c’en fut assez. À partir de là, je n’ai jamais été tenté de franchir la distance qui m’avait été imposée.“
En prenant le commandement de l’armée d’Italie, [ici Stendhal insère des pages du Mémorial ] Napoléon malgré son extrême jeunesse et le peu d’ancienneté dans son grade de général de division, sut se faire obéir. Il subjugua l’armée par son génie bien plus que par des complaisances personnelles. Il fut sévère et peu communicatif, surtout envers les généraux ; la misère était extrême, l’espérance était morte dans le cœur des soldats; il sut la ranimer; bientôt il fut aimé d’eux; alors sa position fut assurée envers les généraux de division.
Sa jeunesse établit un singulier usage à l’armée d’Italie: après chaque bataille, les plus braves soldats se réunissaient en conseil et donnaient un nouveau grade à leur général. Quand il rentrait au camp, il était reçu par les vieilles moustaches qui le saluaient de son nouveau titre. Il fut fait caporal à Lodi; de là, le surnom de petit caporal, resté longtemps à Napoléon parmi les soldats.
• Stendhal, Mémoires sur Napoléon, chapitre 14 – Combat de Dego, 15 avril
[…] Cependant une division de grenadiers autrichiens qui avait été dirigée de Voltri par Sassello, arriva à trois heures du matin à Dego.
La position n’était plus occupée que par des avant-gardes. Ces grenadiers enlevèrent donc facilement le village et l’alarme fut grande au quartier général français où l’on avait peine à comprendre comment les ennemis pouvaient être à Dego, lorsque nous avions des avant-postes non inquiétés sur la route d’Acqui. Après deux heures d’un combat très chaud, Dego fut repris et la division ennemie presque entièrement prisonnière.
Nous perdîmes dans ces affaires le général Bonel à Millesimo et le général de Causse à Dego. Ces deux officiers étaient de la bravoure la plus brillante; ils venaient tous les deux de l’armée des Pyrénées-Orientales et il était à remarquer que les officiers qui arrivaient de cette armée montraient une impétuosité et un courage des plus distingués. C’est dans le village de Dego que Napoléon distingua, pour la première fois, un chef de bataillon qu’il fit colonel; c’était Lannes qui depuis fut maréchal de l’Empire, duc de Montebello, et déploya les plus grands talents. On le verra constamment dans la suite prendre la plus grande part dans tous les événements militaires.
Le général français dirigea ses opérations sur Colli et le roi de Sardaigne, et se contenta de tenir les Autrichiens en échec.
Laharpe fut placé en observation pour garantir nos derrières et tenir en respect Beaulieu qui, très affaibli, ne s’occupait plus qu’à rallier et réorganiser les débris de son armée. La division Laharpe obligée de demeurer plusieurs jours dans cette position, s’y trouva vivement tourmentée par le défaut de subsistances, vu le manque de transports et l’épuisement du pays où avaient séjourné tant de troupes, ce qui donna lieu à quelques désordres.
Sérurier, instruit à Garessio des batailles de Montenotte et de Millesimo, se mit en mouvement, s’empara de la hauteur de Saint-Jean et entra dans Ceva le même jour qu’Augereau arrivait sur les hauteurs de Montezemoto.
Le 17, après une vive résistance, Colli évacua le camp retranché de Ceva, les hauteurs de Montezemoto, et se retira derrière la Cursaglia.
Le même jour, le général en chef porta son quartier général à Ceva. L’ennemi y avait laissé toute son artillerie qu’il n’avait pas eu le temps d’emmener, et s’était contenté de laisser garnison dans le château. Ce fut un spectacle sublime que l’arrivée de l’armée sur les hauteurs de Montezemoto.
De là se découvraient les immenses et fertiles plaines de l’Italie; le Pô, le Tanaro et une foule d’autres rivières serpentaient au loin; une ceinture blanche de neige et de glace, d’une prodigieuse élévation, cernait à l’horizon ce riche bassin de la terre promise.
Ces gigantesques barrières, qui paraissaient être les limites d’un autre monde que la nature s’était plu à rendre si formidables, auxquelles l’art n’avait rien épargné, venaient de tomber comme par enchantement.
« Annibal a forcé les Alpes, dit le général français en fixant ses regards sur ces montagnes; nous, nous les aurons tournées. »
Phrase heureuse qui exprimait en deux mots la pensée et le résultat de la campagne.
L’armée passa le Tanaro. Pour la première fois nous nous trouvions absolument en plaine, et la cavalerie put nous être alors de quelque secours.
Le général Stengel, qui la commandait, passa la Cursaglia à Lezegno et battit la plaine.
Le quartier général fut porté au château de Lezegno, sur la droite de la Cursaglia, près de l’endroit où elle se jette dans le Tanaro.