« Ce fut le colonel Michaud qui vint annoncer à Alexandre que Koutouzov avait abandonné Moscou et que la ville était en flammes [Alexandre Michaud, savoyard de naissance, officier dans les troupes sardes, passé en 1805 au service de la Russie comme capitaine du génie, colonel en 1812, aide-de-camp d'Alexandre,gnéral lieutenant en 1826, mort à Palerme en 1841. (Note d’Arthur Chuquet)]. Il a, sur les instances de Mikhaïlovsky-Danilevsky, dans une lettre du 11 août 1819 retracé son entrevue avec le tsar. Vous n’ignorez pas que je fus envoyé à Saint-Pétersbourg par le maréchal Koutouzov, le troisième jour de mon arrivée à son quartier-général, pour porter la nouvelle à Sa Majesté de l’abandon de Moscou, dont les flammes éclairèrent malheureusement ma route jusqu’au delà de Vladimir. Jamais voyageur n’a eu le cœur plus sensiblement touché que le mien l’a été dans cette occasion. Russe de cœur et d’âme,quoique étranger, porteur au meilleur des souverains d’une des plus tristes nouvelles, traversant un pays au milieu d’un demi-million et plus d’habitants de toutes classes qui émigraient, n’emportant avec eux que des vieillards, des femmes, des enfants, l’espoir de venger leur patrie et un dévouement sans bornes pour leur adoré souverain ; frappé tour à tour par la douleur de tout ce que je voyais et par la joie de tout ce que j’entendais autour de moi de l’enthousiasme national, j’arrivai le 20 septembre [1812] au matin à la capitale, tout plein de chagrin pour les tristes nouvelles que j’allais donner. Admis à l’instant par S. M. dans son cabinet, l’Empereur jugea d’abord par mon air que je n’avais rien de consolant à lui apprendre.
-M’apportez-vous de tristes nouvelles, colonel ? me dit-il.
-Malheureusement bien tristes, lui répondis-je, l’abandon de Moscou.
-Quoi ! Avons-nous perdu une bataille, aurait-on livré mon ancienne capitale sans se battre ?
-Sire, les environs de Moscou n’offrant malheureusement aucune position propre à pouvoir hasarder un combat avec des forces inférieures, le maréchal Koutouzov a cru bien faire en conservant à V. M. une armée dont la perte, sans sauver Moscou, aurait pu être de la plus grande conséquence et qui, par les renforts que V. M. vient de lui procurer et que j’ai rencontrés de toutes parts, se verra bientôt à même de reprendre l’offensive et de faire repentir l’ennemi d’avoir osé pénétrer dans le cœur de ses États…
-L’ennemi est-il entré en ville ?
-Oui, Sire, et elle est en cendres à l’heure qu’il est : je l’ai laissée tout en flammes. A ces mots, les larmes coulèrent de ses yeux à ne pouvoir les distinguer.
-Grand Dieu ! Que de malheurs, me dit-il, que de tristes nouvelles vous me donnez, colonel !
-Ne vous chagrinez pas trop. Sire, lui répétai-je, ému par le chagrin dans lequel je le voyais, votre armée se renforce à chaque moment.
- Je vois, colonel (en m interrompant), je vois par tout ce qui arrive que la Providence exige de grands sacrifices de nous et de moi particulièrement : je suis prêt à me soumettre à toutes ses volontés. Mais, dites-moi, Michaud, comment avez-vous laissé l’esprit de l’armée, en voyant abandonner ainsi mon ancienne capitale sans coup férir? Est-ce que cela n’a pas trop influé sur le moral du soldat ? N’avez-vous pas remarqué, aperçu du découragement ?
-Sire, me permettez-vous, lui répondis-je, de vous parler avec franchise, en loyal militaire ?
- Je l’exige toujours, colonel, reprit le souverain ; mais dans ce moment surtout, je vous prie de ne me rien cacher, dites-moi franchement ce qu’il en est.
-Sire, le cœur m’en saigne, mais je dois vous avouer que j’ai laissé toute l’armée depuis le chef jusqu’au dernier soldat dans une crainte épouvantable, effrayante…
-Que me dites-vous, Michaud ? Comment ça, reprit le souverain, d’où peuvent naitre ces craintes ? Mes Russes se laisseraient-ils abattre par le malheur?…
- Jamais, Sire ; ils craignent seulement que V. Mpar bonté de cœur ne se laisse persuader de faire la paix ; ils ne brûlent que de combattre et de vous prouver par leur courage et par le sacrifice de leur vie combien ils vous sont dévoués…
-Ah ! Colonel, vous soulagez mon cœur, dit-il en frappant de sa main sur mon épaule, vous me tranquillisez. Eh bien ! Retournez à l’armée, dites à nos braves, dites à mes bons sujets, partout où vous passerez, que lorsque je n’aurai plus aucun soldat, je me mettrai moi-même à la tête de ma chère noblesse et de mes bons paysans, et j’userai ainsi jusqu’à la dernière ressource de mon empire ; il m’en offre encore plus que mes ennemis ne pensent. Mais si jamais il fut écrit dans les décrets de la divine Providence que ma dynastie doive cesser de régner sur le trône de mes ancêtres, alors, après avoir usé de tous les moyens qui seront en mon pouvoir, je me laisserai croître la barbe jusqu’ici (en portant la main sur sa poitrine) et j’irai manger des pommes de terre avec le dernier de mes paysans au fond de la Sibérie plutôt que de signer la honte de ma patrie et de mes bons sujets, dont je sais apprécier les sacrifices qu’il me font. La Providence nous éprouve : espérons quelle ne nous abandonnera pas.
Puis, allant au fond de son cabinet et revenant à grands pas, le visage tout enflammé, serrant de sa main mon bras : « Colonel Michaud, n’oubliez pas ce que je vous dis ici; peut-être un jour nous nous le rappellerons avec plaisir. Napoléon ou moi — ou lui ou moi — nous ne pouvons plus régner ensemble. J’ai appris à le connaître ; il ne me trompe plus ! » Il ne m’est pas donné, mon cher Danilevsky, de vous peindre ici quel était l’état de mon âme en voyant le feu qui étincelait des yeux de S. M. et en pensant au bonheur que j’allais porter à l’armée. C’était bien, parmi tous les renforts que S. M. lui envoyait, le plus puissant pour en redoubler le courage. Aussi lui répondis-je, le cœur enthousiasmé de tout ce que je venais d’entendre :
-Sire, Votre Majesté signe en ce moment la gloire de sa nation et le salut de l’Europe ; je vois déjà d’ici ma malheureuse patrie délivrée…
-Soyez exaucé, cher colonel, allez vous reposer et préparez-vous à partir.
Voilà des traits qui caractérisent la force d’âme de notre auguste maître. Les événements ont prouvé qu’il a tenu parole. »
(Arthur CHUQUET, « Lettres de 1812. Première Série [seule parue] », Librairie Ancienne, Honoré Champion, Éditeur, 1911, pp.37-41).