Jomini s’adresse au comte de Las Cases, lequel dans son « Mémorial de Sainte-Hélène », ne l’épargne point. Il s’agit de six pages autographes datées de « Paris, 14 juillet 1823″.
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« Monsieur le Comte Las Caze [Las Cases]. J’ai reçu le billet que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser. Je vous prie de croire que je ne demande pas autre chose que d’être jugé équitablement. Vous avez sous les yeux une partie des pièces du procès. Pour peu que vous soyez juste, vous conviendrez que j’ai été cruellement traité. Si j’avais été français l’amour de la patrie m’aurait fait, sans doute, passer sur ces mauvais traitements. Mais étant étranger et nommé aide de camp de l’Empereur de Russie dès 1810, et d’un caractère impétueux, il n’est pas difficile de concevoir que je me sois laissé aller à un sentiment de résistance. « J’ai été aveuglé par un sentiment honorable » ce sont les propres expressions dictées par Napoléon à Ste Hélène. J’ajouterai à ce que vous avez sous les yeux les 4 faits suivants.
1° C’est que la veille même de mon départ, je pris les plus grandes précautions pour la sûreté du corps de Ney. J’eus même une altercation avec le Maréchal à qui je reprochai de laisser son parc de 100 pierres dételées, à découvert pour ainsi dire aux avants-postes, et les chevaux cantonnés à 14 lieues. Je proposai de faire passer la Katzbach à la cavalerie légère du Général Beurmann pour couvrir nos camps et nos canons. Le maréchal s’y refusa parce que la Katzbach faisait la ligne de démarcation lors de l’armistice. Je lui observai que l’armistice étant dénoncé et la reprise des hostilités imminente, chacun pouvait pousser des reconnaissances sur le territoire précédemment neutralisé, afin d’observer son adversaire, sauf à ce que les troupes s’arrêtassent au point où elles rencontreraient l’ennemi pour ne commettre d’acte hostile qu’à l’expiration des dix jours. Ney persista malgré ces bonnes raisons, et je pris le parti de donner de mon chef sans mot dire l’ordre à Beurmann d’arriver avec sa brigade à Lignitz, de s’établir au delà de la Katzbach et de s’éclairer pour couvrir nos positions, voulant éviter à Ney une catastrophe inévitable si l’ennemi venait à se présenter. Voilà monsieur le Comte comment j’ai quitté des camarades que j’affectionnais et qui m’accablaient d’injustes vexations. Voilà comment j’ai vendu leurs plans !!
2° Je dinai le jour même de mon départ avec le Comte Langeron (…) occupant le territoire neutre que Ney n’avait pas voulu fouler. Je me récriai contre une violation (qui selon moi n’en était pas une dès qu’on n’attaquait pas), mais je me gardai bien de dire un mot à Langeron des risques que courrait Ney et ses canons. Voilà les renseignements que j’ai donné à l’ennemi !!
3° Après ma lettre à M. Cassaing et sa réponse imprimée avec les pièces que je vous ai adressées, il semble superflu de revenir sur la fable du plan de campagne que selon vous j’aurais communiqué. Napoléon lui même a démenti cette ridicule fiction, qui je le sais ne vient pas de vous. J’ajouterai seulement que l’Empereur Alexandre ne m’a jamais demandé de renseignements si ce n’est un jour à Laun dans un diner où assistaient les 3 souverains ; il me demanda si le corps de Ney était aussi fort qu’on le disait. J’observai à sa majesté que tous les sujets prussiens au milieu des quels ce corps cantonnait, lui avaient sans doute déjà donné des notions assez exactes pour ne pas avoir besoin de les exiger de moi. L’Empereur applaudit hautement à ma réponse et s’excusa en quelque sorte de m’avoir adressé ces questions sans y réfléchir.
4° Enfin Monsieur, il ne sera pas difficile de prouver que vous m’inculpez avec un peu de légèreté d’avoir profité de la connaissance de ce qui se passait à Dresde, pour donner des conseils lors de l’attaque de cette ville. Je suis parti le 14 août de Silésie,Napoléon était alors à Dresde, l’attaque eut lieu le 26. C’est à dire douze jours après. Napoléon était alors en Silésie sur la Katzbach.Mes avis selon vous étaient fondés sur ce que je savais si bien, donc sur la présence de Napoléon et de toute son armée dans la place. Vous ne me supposez pas si bête, ni si présomptueux, mais en admettant même que je le fusse à ce point, vous n’en aurez pas moins hasardé une accusation fausse, puisque ce que j’aurais pu savoir le 14 était faux le 26. Ainsi mes renseignements auraient fait faire de belles bévues. Loin de là je conseillai l’attaque dès notre arrivée le 25, parce qu’un courrier de Meuperg et un autre de Blucher nous informerais que Bonaparte marchait en Silésie ; ce sont les alliés qui me l’ont appris. Chacun savait aussi bien que moi que l’armée se composait de 13 corps, mais où étaient-ils, que voulaient-ils faire, c’est ce que Napoléon et Berthier seuls savaient, et encore cela variait-il d’une minute à l’autre. Quant à l’état de la place de Dresden en elle même, je n’y avais pas mis le pied depuis 1808, et les alliés qui l’avaient évacuée à la fin de mai 1813, en savaient plus que moi à ce sujet.
Vous conviendrez après toutes ces vérités que si vous êtes disposé à être juste comme vous l’annoncez et comme j’en suis convaincu, il y aura beaucoup à faire pour réparer le tort que vous m’avez fait. Rien de plus permis que de critiquer les combinaisons des hommes, et leurs actions sont le rapport du talent. Mais qui a le droit de supposer des intentions criminelles, d’inventer des faits faux pour déchirer à son gré des réputations ? Le billet que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire me prouve que vous partagez mes sentiments contre ces hommes pour qui la calomnie est un passe temps ou même un besoin. Vous avez été trompé par de faux rapports et par les bulletins mensongers d’un Prince gascon. Vous ferez l’aide d’un galant homme en réparant un tort involontaire.
Je ne désavouerai pas plus d’avoir conseillé l’attaque de Dresden aux alliés, que je ne désavoue d’avoir amené quatre mois avant les trois corps de Ney à Bautzen, malgré les ordres de Napoléon. Dans l’un et l’autre cas j’ai rempli mon devoir ; et un russe raisonnable aurait mauvaise grâce de me reprocher d’avoir en cette occasion bien servi contre lui. Quoi qu’étranger il m’en a plus coûté de voir gronder la foudre sur mes anciens camarades, qu’il n’en coûtait à tant de français que j’ai vu dans les rangs alliés. Après la bataille de Leipzig j’ai demandé un congé pour ne pas assister à l’invasion de la France. Si je suis accouru plus tard jusqu’à Langres et Chaumont, c’était pour veiller aux intérêts de la pauvre Suisse et de mon canton en particulier, dont l’existence était compromise par les menées autrichiennes. Chacun d’ailleurs que je n’ai pris aucune part aux opérations. Vous pouvez juger d’après cet exposé si j’étais homme à communiquer des plans, démarche criminelle et odieuse, qui m’eut perdu dans l’opinion du souverain auquel je devais m’attacher pour le reste de ma vie. Pardonnez Monsieur ces longues digressions ; j’attends avec une juste impatience, l’accomplissement de vos promesses. Mais si vous êtes pénétré de l’injustice que vous m’avez faite, autant que je le serais à votre place, vous ne vous bornerez pas à une rectification que personne ne lira, vous jugerez encorequ’il serait qu’il serait convenable de faire un carton au Tome 6 pour détruire dans les exemplaires restant une imputation qui serait le malheur de ma vie si elle avait le moindre fondement. La rectification servira pour les exemplaires déjà vendus, le carton pour ceux à vendre et pour les éditions à venir. Général Jomini »