Louis-Etienne Saint-Denis (le Mameluck Ali) compte parmi les fidèles de Napoléon à Sainte-Hélène. Ecoutons-le.
L’Empereur avait le cœur réellement bon et était capable d’un grand attachement. Dans son intérieur, à Sainte-Hélène, c’était un excellent père de famille au milieu de ses enfants. Sa mauvaise humeur n’était jamais de longue durée ; elle disparaissait peu de temps après qu’elle s’était montrée. Si le tort était de son côté, il ne tardait pas à venir tirer l’oreille ou à donner une claque à celui sur qui elle était tombée. Après avoir dit quelques mots relatifs à la fâcherie, il lui prodiguait les paroles si agréables de « Mon fils… Mon garçon… Mon enfant. » Que n’eût-on pas fait pour un tel homme, pour un tel Maître ! Si quelqu’un ne s’était pas conformé aux ordres qu’il avait donnés ou s’était conduit contrairement à ses intentions, il s’emportait facilement ; il accablait la personne des paroles les plus dures et menaçait même de la faire punir. Mais, le moment de vivacité passé, il revenait peu à peu à la modération. Ce n’était, jamais dans ses mouvements d’humeur qu’il souffrait les observations ; c’était le moyen de l’irriter au plus haut degré. Si l’on avait raison, il savait promptement le reconnaître. Effectivement, il n’était pas plus tôt seul, qu’il examinait l’affaire, non comme partie offensée ou offensante, mais comme un juge intègre. Il pesait les raisons de l’un et de l’autre, et prononçait la sentence comme si les deux parties étaient en présence. Devant lui, pour peu qu’on eût quelques bonnes raisons à faire valoir, on était sûr de gagner son procès d’emblée, et, le lendemain ou quelques jours après, il faisait venir celui qu’il avait malmené. D’abord il le recevait avec un visage sévère ; mais, après que les premières explications étaient passées, la sévérité disparaissait et faisait place à la bienveillance et à la bonté. Il fallait qu’on l’ait profondément offensé pour que la mauvaise humeur fût durable. Dans ce cas, on était, pour ainsi dire, mis à l’écart et même oublié ; encore les occasions pouvaient-elles se présenter pour qu’on se remît sous ses yeux, et un moment suffisait pour qu’il ne fût plus question du passé. Les fautes préjudiciables au bien public n’étaient jamais pardonnées, si elles avaient été faites avec intention ; mais celles qui ne l’étaient qu’à lui, il les pardonnait volontiers, si la probité, l’honneur du fauteur étaient restés intacts. L’indulgence pour les autres le portait naturellement au pardon ; il savait que l’homme n’est pas d’une nature infaillible. L’Empereur avait l’âme grande et généreuse et avait toutes les vertus des grands hommes de l’antiquité, sans avoir leurs défauts. Il fut grand sur le trône, au faîte de la puissance humaine, et plus grand encore dans les fers de ses mortels et implacables ennemis. Dans la prospérité, ceux qui l’avaient flatté, adulé, ceux qui s’étaient courbés le plus et avaient essuyé de leur front la poussière de ses pieds, ceux qu’il avait élevés aux plus hauts emplois, aux plus hautes dignités, ceux qu’il avait rendus riches, ceux-là, pour la plupart, l’accablèrent d’outrages, dès qu’ils le virent dans l’adversité. On oublia le bien qu’il avait fait pour ne plus se souvenir que de quelques fautes semées çà et là dans le cours de son règne, lesquelles servirent de prétexte pour qu’on le déchirât à belles dents : c’était une bête féroce, un tigre altéré de sang un être vomi sur la terre par un esprit infernal, enfin l’Empereur était tout ce que la méchanceté peut inventer de plus abominable pour salir un homme et le rendre un objet de réprobation aux yeux de tous les peuples. Quoi qu’on ait fait, quoi qu’on ait voulu faire, il est resté pour la masse, l’homme par excellence, le bon père de famille, l’honnête homme, le grand citoyen, le grand homme, l’homme de la France, et l’homme dont l’Europe conservera un éternel souvenir.