Le 22 mai 1809 à 8h00, Lannes avait forcé le centre autrichien lors de la bataille d’Essling. Mais la rupture du pont sur le Danube le contraignait à attendre au milieu de la plaine de Marchfeld. A 9h00 il recevait l’ordre de se replier sur ses positions initiales. En fin d’après-midi il sera grièvement blessé…
Avant la pointe du jour, les tirs sporadiques de la nuit s’intensifient et la bataille reprend sur tout le front. Aspern est de nouveau l’objet de vives offensives autrichiennes. En plus des divisions Molitor, Legrand et Carra Saint-Cyr, Masséna dispose des tirailleurs-grenadiers et des tirailleurs-chasseurs de la jeune garde, créés le 16 janvier 1809 par décret impérial signé à Valladolid. Ils subissent leur baptême du feu et sans daigner tirer un coup de feu, ils marchent la baïonnette en avant sur l’église et le cimetière d’Aspern où les Autrichiens se sont entassés, les en déloge et en font un affreux carnage. Essling est dans un premier temps submergé par les Autrichiens aussi les Français de la division Boudet s’enferment dans le grenier et les maisons voisines, jusqu’à ce que Lannes dépêche la division Saint-Hilaire pour chasser l’ennemi. Vers les sept heures du matin, Lannes prend l’offensive, selon le plan arrêté par l’Empereur. Le maréchal va séparer le centre des Autrichiens de leur gauche et les pousser vers leur droite, en les faisant passer sous le feu de Masséna, auquel il se joindra pour les refouler sur le Danube. Au général Gaulthier, son chef d’état-major, qui le questionne sur les dangers qui peuvent menacer leur droite à Essling, Lannes explique que Davout arrive pour l’appuyer. Laissant Boudet dans Essling, Lannes fait avancer ses troupes, rangées en colonnes par régiment, la droite en tête. En une heure, il avance inexorablement de trois kilomètres. Avec fougue et intelligence, malgré les pertes, il progresse dans la plaine de Marchfeld, jusqu’au sommet du glacis occupé par les Autrichiens, vers Breitenlee. Le 57e de ligne de la division Saint-Hilaire atteint l’ennemi le premier et rompt la ligne autrichienne.
L’élan français est irrésistible et après avoir reculé en ordre, l’armée ennemie commence à se débander.
Un maréchal des logis du 9e hussards raconte : « Notre vaillante infanterie se met à courir en avant. On ne voit plus rien, on n’entend plus rien ; on passe à travers les moissons, les haies, les fossés ; ceux qui tombent on n’y fait pas attention ; bientôt on joint l’ennemi ; nos baïonnettes trouent les habits blancs, qui commencent à reculer en désordre . » À la vue de son centre crevé par Lannes, l’archiduc Charles vient en personne exciter la résistance de ses soldats, mais rien n’y fait. Lannes continue sa marche offensive et, voyant l’infanterie autrichienne ébranlée, il lance sur elle Bessières avec les cuirassiers qui enfoncent plusieurs carrés, enlèvent des prisonniers, des canons et des drapeaux. Devant Essling et Aspern, l’ennemi commence à prendre ses dispositions pour la retraite, afin de ne pas être tourné. Masséna et Boudet s’apprêtent à surgir des villages pour soutenir la marche triomphale de Lannes qui, une nouvelle fois, démontre sa vista guerrière et sa capacité à forger les victoires pensées par Napoléon. Mais au milieu de ce magnifique succès, vers huit heures Napoléon est informé que le grand pont est à nouveau rompu. Les Autrichiens ont jeté à l’eau des barques remplies de matières enflammées et même un moulin. Le pont n’a pas résisté et, rompu, empêche le corps de Davout de traverser le Danube. Sans perdre un instant, Napoléon dépêche un aide de camp auprès de Lannes pour l’informer de la catastrophe. Il faut suspendre l’offensive et se maintenir sur le terrain conquis en attendant de savoir si le pont peut être réparé. Au milieu de la plaine, le combat ralentit soudainement et un certain flottement règne dans les deux armées. Personne ne comprend pourquoi la marche victorieuse de Lannes est suspendue. Lorsqu’il est informé à son tour de la rupture du pont et comprenant tout le parti qu’il peut en tirer, l’archiduc Charles rallie ses troupes et fait monter en première ligne ses grenadiers d’élite. Ensuite, il lance sa cavalerie sur la division Saint-Hilaire, la plus avancée, laissée « en l’air ». Un ouragan s’abat sur les Français qui demeurent inébranlables. Les Autrichiens, qui avaient précipitamment replié leur artillerie devant l’insoutenable poussée de Lannes, ramènent plus de 200 pièces de canon, qui vomissent la mort sur la division Saint-Hilaire.
Ce brave général, auquel Napoléon a promis le bâton de maréchal pour sa conduite à la bataille d’Eckmühl, a le pied gauche emporté par un boulet . Oudinot est blessé d’une balle au bras droit et évacué sur Vienne. Malgré les travaux des pontonniers français, une rupture considérable du pont a lieu vers neuf heures. Napoléon renonce alors à l’espoir de faire passer le corps de Davout et il ordonne à Lannes de rapprocher peu à peu ses troupes de leur première position. Les munitions, déjà sérieusement entamées, vont faire cruellement défaut. Lannes, qui a accueilli la nouvelle de la rupture du pont sans proférer un seul mot de découragement, et en dissimulant la douloureuse impression qu’il en ressent , Lannes donc, se porte à la tête de la division Saint-Hilaire pour la sauver de la fournaise. « Avec ce calme et ce sang-froid dont il paraît s’embellir au milieu du danger » , il communique sa sérénité aux soldats, et leur rappelle en riant, qu’à Marengo il les avait déjà conduits de la sorte sous le feu des Autrichiens : « Allons, allons, amis ! l’ennemi ne vaut pas plus et nous ne valons pas moins qu’à Marengo ! » Évoluant tantôt à pied, tantôt à cheval, allant d’une division à une autre, Lannes ramène peu à peu ses troupes sur la ligne qu’elles occupaient à l’aube. Ce faisant il repousse plusieurs charges de cavalerie et sa prestance tient en respect la ligne autrichienne. Parvenus à la hauteur du fossé qui court d’Essling à Aspern, les Français peuvent enfin trouver un léger abri pour se protéger du feu ennemi. Mais le repos est de courte durée, car une formidable offensive est menée par le corps de Hohenzollern, une partie de celui de Bellegarde et par la cavalerie de Liechtenstein. Lannes dispose en première ligne les divisions Saint-Hilaire, Tharreau et Claparède, et en seconde ligne la cavalerie. En troisième ligne, la vieille garde est prête à intervenir. Lorsque les Autrichiens sont à une demi portée de fusil, Lannes ordonne un feu de mousqueterie et de mitraille qui éclaircit les rangs ennemis. Il lance ensuite les cuirassiers qui sabrent les Autrichiens et les repoussent avec l’aide des chasseurs et des hussards de Lasalle et de Marulaz. Dans ces difficiles circonstances, Lannes étale une fois de plus son courage et sa maîtrise exceptionnelle de l’art de la guerre. Lui qui est si prompt à percer une ligne ennemie ou à combiner une offensive souveraine est peut-être plus grand encore lorsque le combat est désespéré. Alors qu’en 1800, à Marengo, pendant une résistance similaire, quelques troupes de jeunes conscrits se débandaient sous l’assaut autrichien, à Essling, l’ascendant de Lannes est si grand qu’à aucun moment ses soldats n’abandonnent leur formation : à leurs yeux, il est le demi-dieu de la guerre !
Ne parvenant pas à percer le centre conduit par Lannes, l’archiduc Charles se déchaîne sur les deux villages. Essling succombe à un nouvel assaut et Boudet se retranche une nouvelle fois dans le grenier. Napoléon est obligé de lancer ses réserves pour assurer la possession des villages, clés du maintien de l’armée face à l’ennemi. Rapp, avec les chasseurs à pied de la garde, doit épauler Masséna dans Aspern, et Mouton, avec quatre bataillons de fusiliers de la jeune garde, doit appuyer Lannes pour libérer Essling. Les deux aides de camp de l’Empereur se dirigent vers leurs objectifs respectifs, lorsqu’un aide de camp de Bessières vient montrer à Rapp une immense colonne autrichienne qui déferle sur Essling.
Rapp hésite un instant entre obéir aux ordres de Napoléon ou soutenir Mouton et Boudet, qui sont dans une situation critique. Il prend sur lui de marcher sur Essling. Avec son appui, l’assaut ennemi est repoussé à la baïonnette et Napoléon, un instant irrité par l’initiative de Rapp, saura récompenser cette décision opportune. À gauche, Masséna est bloqué dans Aspern et, l’épée à la main, excite ses troupes dans une résistance héroïque. L’après-midi commence à décliner et, après avoir entrevu la victoire, les Français combattent en attendant la nuit pour se replier sur l’île Lobau. Napoléon dépêche Lejeune auprès de Lannes pour savoir combien de temps il pourra encore tenir. Lorsque l’aide de camp parvient près de Lannes, il trouve le maréchal assis derrière un pli de terrain, avec quelques officiers. Montrant le peu d’hommes valides qui lui restent, Lannes dit à Lejeune : « Je n’ai plus que ce peu d’hommes que vous voyez ; nous tiendrons jusqu’au dernier ; mais ils n’ont plus de cartouches, et je ne sais où m’en procurer . » Partout dans la plaine, les blessés français se traînent vers le Danube afin de regagner l’abri de l’île Lobau. Peu de soldats sont épargnés et dans l’entourage de Lannes, Marbot est blessé à la cuisse, Viry à l’épaule, Watteville a une épaule luxée dans une chute de cheval, Labédoyère est blessé au pied par un biscaïen et le pauvre d’Albuquerque a été tué par un boulet. Lannes est en conversation avec son ami le général Pouzet, lorsqu’une balle perdue frappe ce dernier à la tête et l’étend raide mort. Les deux hommes étaient profondément liés et, au fur et à mesure de son élévation, le maréchal avait entraîné son ami dans son sillage. Il est bouleversé par la mort de Pouzet. Assailli de sombres pensées, il s’éloigne d’une centaine de pas et s’assied sur le revers d’un fossé. Au bout d’un quart d’heure, quatre soldats portant péniblement dans un manteau un officier mort, s’arrêtent en face du maréchal pour se reposer et le manteau s’entrouvrant dévoile le visage de Pouzet. « Ah ! s’écrie Lannes, cet affreux spectacle me poursuivra donc partout ! » Fortement ému, il se lève et va s’asseoir sur le bord d’un autre fossé, la main sur les yeux et les jambes croisées l’une sur l’autre.
C’est alors, qu’un boulet de trois arrive en ricochant rencontre le genou gauche du maréchal, le traverse dans son épaisseur, et, changeant de direction, sans perdre de sa force, effleure la cuisse droite, dont il coupe les téguments et une portion du muscle vaste interne, au lieu le plus saillant, et très près de l’articulation du genou, laquelle, fort heureusement n’est pas entamée. Lannes est renversé sur le coup, éprouvant une violente commotion cérébrale et un très grand ébranlement de tous les organes. Marbot se précipite vers Lannes qui, fortement commotionné, ne s’est pas aperçu de la gravité de ses blessures. « Je suis blessé, dit le maréchal… c’est peu de choses… donnez-moi la main pour m’aider à me relever. » Mais la chose est impossible et Lannes, à demi évanoui, reste à terre.
Transporté d’abord à bras le corps, Lannes souffre terriblement. On veut alors utiliser le manteau de Pouzet, mais le maréchal s’exclame :
« C’est celui de mon pauvre ami ; il est couvert de son sang ; je ne veux pas m’en servir, faites-moi plutôt traîner comme vous pourrez ! »
Des grenadiers s’élancent, confectionnent un brancard improvisé avec des branches et des fusils, puis ramènent le corps du maréchal vers l’île Lobau. Ignorant ce tragique événement, Napoléon a convoqué ses maréchaux pour déterminer avec eux la conduite à suivre, suite à cette funeste journée. Autour de lui se trouvent Berthier, Davout, Bessières et Masséna, qui n’a pu quitter Aspern que vers les sept heures du soir. Seul Lannes est absent, et pour cause ! Les maréchaux estiment qu’il faut repasser le Danube, mais devant les arguments avancés par Napoléon, ils décident de résister sur l’île Lobau. Pendant que se déroule ce conseil de guerre, et tandis que l’intensité des combats faiblit sur tout le front, la nouvelle de la blessure de Lannes se répand et Larrey se précipite au-devant de son ami. Le chirurgien constate la gravité des blessures et l’état dramatique dans lequel se trouve Lannes. Le maréchal a le visage décoloré, les lèvres pâles, les yeux tristes, larmoyants, la voix faible et son pouls est à peine sensible. Avec l’aide de plusieurs autres médecins, Larrey examine les plaies de Lannes. La cuisse droite est pansée avec un appareil fort simple, car elle ne présente aucune blessure irrémédiable. La blessure du genou gauche est par contre effrayante par le fracas des os, la déchirure des ligaments, la rupture des tendons et de l’artère poplitée. À côté de Lannes prostré, il semble que les médecins ne soient pas tous d’accord sur l’attitude à adopter, mais finalement Larrey entreprend l’amputation de la jambe gauche, quatre doigts au-dessus du genou. L’opération est pratiquée en moins de deux minutes et Lannes donne très peu de signes de douleur. Ensuite, les grenadiers qui ont porté leur maréchal jusqu’à l’ambulance, reprennent leur précieux fardeau pour le porter à l’abri sur l’île Lobau .Napoléon est occupé à faire placer de l’artillerie dans l’île, pour protéger la retraite de l’armée, lorsqu’on vient lui annoncer que Lannes a été touché aux jambes par un boulet. L’Empereur est stupéfait et sa douleur est si vive, qu’il ne peut retenir ses larmes. Pendant qu’on lui raconte les détails de cette tragédie, il aperçoit le brancard sur lequel on ramène le maréchal. Autour des grenadiers qui portent Lannes, d’autres soldats se sont regroupés pour escorter leur maréchal. Ces braves aux visages noircis par le soleil et la poudre qu’ils ont brûlée depuis deux jours, ont le front couvert de sueur et les sourcils contractés par « la plus amère douleur. » Le désordre de leur tenue, le sang dont certains sont couverts, témoignent de leur valeur. Parmi eux, nombreux sont ceux qui pleurent. Le maréchal, presque évanoui, abandonne sa tête dans les mains d’un de ses officiers.
Napoléon, l’empereur tout-puissant et par nécessité insensible en public, se précipite vers Lannes. Il pleure à chaudes larmes, sans retenue. À la vue de cette douleur si inhabituelle, les cœurs sont déchirés et les gorges se nouent. À l’instant même, les larmes ruissellent des yeux de tous les vieux soldats qui assistent à la scène. Napoléon se jette à genoux près de son ami, l’étreint contre sa poitrine, macule ses vêtements du sang du maréchal et, lui baignant le front de ses larmes, il lui demande avec douleur : « Lannes, mon ami, me reconnais-tu ? C’est Bonaparte, c’est ton ami ! » En reconnaissant la voix de Napoléon, Lannes entrouvre les yeux. Il a perdu énormément de sang et murmure : « Oui, Sire… mais je crois qu’avant une heure… vous aurez perdu… celui qui fut votre meilleur ami . – Non ! Non ! répond Napoléon, tu vivras. N’est-il pas vrai, Monsieur Larrey, que vous répondez de ses jours ? » Autour du brancard, l’émotion est à son comble. Masséna, Berthier, Davout, Duroc et Caulaincourt, assistent impuissants à l’agonie de leur camarade. Bessières est là, lui aussi. Il est ému et se souvient probablement qu’à une époque, il était l’ami de Lannes et qu’il a assisté à son mariage avec Louise. Discrètement, il s’approche du moribond, lui serre furtivement la main et s’éloigne. Napoléon tente de rassurer Lannes et de se rassurer lui-même. Il assure au maréchal qu’il survivra. Lannes ne semble pas convaincu, mais répond à Napoléon : « Je désire vivre… si je peux encore vous servir… ainsi que notre France . »Il faut toutefois poursuivre la lutte et Napoléon doit se consacrer à son armée. Pendant qu’on emmène Lannes à l’abri, l’Empereur, suffoqué par les sanglots, dit à Masséna : « Il fallait que dans cette journée, mon cœur fût frappé d’un coup aussi terrible, pour m’abandonner à d’autres soins que ceux de l’armée. » C’est au duc de Rivoli que Napoléon confie le commandement en chef de toutes les troupes qui doivent retraiter dans la nuit. À onze heures du soir, après avoir donné l’ordre à Masséna de replier les dernières troupes sur l’île Lobau et de détruire le pont derrière lui, il traverse le Danube en barque pour regagner Ebersdorf. Il est silencieux pendant toute la traversée, toujours ému par la blessure de Lannes. Pour mettre pied à terre, il prend le bras droit de Savary et, s’appuyant très lourdement sur lui, il se dirige par un chemin creux et ombragé vers la maison où son quartier général est établi .
Ronald ZINS ( « Le maréchal Lannes, favori de Napoléon », Horace Cardon, Éditeur, 2009) .