Le colonel de Rumigny rejoint Paris dans l’espoir que la lutte va continuer, malgré la défaite de Waterloo.
J’allais donc galopant et pensant tristement, lorsque, dans la forêt de Villers-Cotterêts, je vis venir une voiture à quatre chevaux de poste avec un courrier en avant.
— Arrêtez, arrêtez ! me cria-t-on.
Je m’approchai de la voiture et je vis le général Sébastiani.
— Quelles nouvelles ? me dit-il.
— Mon général, je vais annoncer à l’Empereur que le maréchal Grouchy…
— Mon cher colonel, me répondit-il, l’Empereur a abdiqué. Il n’est plus à Paris. Mais allez au ministère de la Guerre, dites au prince d’Eckmühl [Davout] que vous m’avez rencontré et que je vais faire diligence pour arrêter l’ennemi et parlementer. Vous rencontrerez aujourd’hui, ajoute-t-il, le général La Fayette et Benjamin Constant, qui me suivent dans le même but.
Ces deux noms m’étaient antipathiques, et je dis au général :
— Mon général, il vaut mieux se battre que de négocier ; et on ne vous recevra pas, j’en suis certain.
Je continuai encore plus tristement ma route. A quelques lieues, La Fayette me fit appeler par son domestique, je ne répondis rien et en fis de même à Benjamin Constant, sauf un : « Va te faire f… » que je lui lâchai en passant.
J’arrivai enfin à Paris, où j’appris que l’Empereur était à la Malmaison, et qu’il me serait impossible d’aller le trouver parce qu’on le gardait à vue. Je me rendis donc au ministère de la Guerre et, pendant que je rendais compte au prince d’Eckmühl de ma mission, j’appris que le général Gérard avait réussi à passer à travers les ennemis et que, porté sur son fourgon, défendu par ses braves aides de camp, Perron, Lafontaine, Gérard, etc., et son escorte, il était arrivé à Paris. Cette nouvelle fut pour moi un premier sujet de consolation, car je lui étais fort attaché et je l’avais pleuré du fond de l’âme.
Pendant que j’étais dans le cabinet du ministre, on annonça le maréchal Oudinot. La conversation suivante s’établit. M. Guérier, secrétaire du maréchal, était présent.
— Mon cher maréchal, dit Oudinot, je viens te demander un commandement, car dans l’état des choses tout le monde se doit à son pays.
Le maréchal Davout l’interrompit brusquement en lui disant :
— Ah ! pour cela, c’est impossible. Qui diable veux-tu qui ait confiance en toi aujourd’hui, après ta conduite en 1814 ? La seule chose que je puisse faire est de te donner un commandement entre le village de Meudon et Paris.
— Je te remercie, dit Oudinot.
Et il s’en alla, pendant que le ministre, se tournant vers nous, expliqua :
— Où diable a-t-il la tête ! Personne ne se fierait à lui !
Je me rendis chez le général Gérard, qui était rue de Buffant, chez M. Duroux, son ami. Je le revis en état passable, mais souffrant beaucoup. Il causa de la mission qu’il m’avait donnée, et depuis nous en parlâmes souvent. Je n’ai jamais voulu rien publier pendant la controverse qui s’est établie en 1821 et 1822, au sujet du maréchal Grouchy. Il avait été plein de bonté pour moi en plusieurs occasions. Je pensais que les faits que j’écris ici intéresseraient surtout la postérité, et je ne voulais pas ajouter à l’âcreté des écrivains de l’époque. L’officier au carrick noisette dont parle Dismée, c’était moi.
J’étais, lors de ce débat, aide de camp de Mgr le duc d’Orléans, et, par conséquent, tenu à une neutralité silencieuse. Il m’eût été pénible de dire au maréchal Grouchy (qui était, je le répète, un homme d’honneur et un brave officier, commandant parfaitement, sous les ordres de l’Empereur, un corps de cavalerie) : « Vous êtes incapable de commander en chef, vous avez perdu la France ! » Je me suis donc abstenu. Le général Gérard lui-même m’a approuvé !
Vers la fin des Cent-Jours, les nouvelles les plus absurdes étaient répandues à profusion. Quand l’ennemi s’avança de tous les points de nos frontières de terre, le maréchal Davout et les membres du gouvernement provisoire n’offraient pas à l’armée, dans leur association hybride, une garantie suffisante pour que les troupes sentissent renaître confiance et ardeur guerrière.
Quelques colonels formèrent alors le projet d’enlever l’Empereur à la Malmaison. Il y eut plusieurs réunions auxquelles j’assistai. L’avis des plus énergiques était : 1° d’aller à la Malmaison, de saisir le général Becker qui avait la charge de garder l’Empereur ; 2° de se porter à la hâte, après avoir enlevé l’Empereur, sur la Chambre, de la jeter à la porte ; ensuite, de marcher à l’ennemi et de le battre pendant qu’il était en pleine sécurité.
La question de ce que l’on pouvait faire contre les ennemis nombreux qui s’avançaient inquiétait un peu, mais on pensait, et avec raison, que les absurdes idées de la Chambre et le peu d’énergie des membres du gouvernement provisoire allaient nous livrer pieds et poings liés aux Alliés, sans qu’ils voulussent rien entendre en voyant ce qui se passait chez nous. Il y avait une grande division dans les opinions des officiers qui se trouvaient réunis, et le complot avorta. L’âme du complot était Lalon, officier supérieur, qui me fit ses adieux et se brûla la cervelle quelque temps après.
Le maréchal Davout me donna alors un commandement du côté de La Villette. Parmi les hommes que j’avais à commander, se trouvaient 1 800 fédérés, qui étaient assez ardents, mais point disciplinés. Je fis peu de chose, bien que nous ayons tiraillé pendant quelques jours contre les Prussiens. Ceux-ci avaient commis la faute de se séparer, et un corps de 30 000 hommes s’était mis en marche sur Versailles.
Un conseil de guerre eut lieu à La Villette, où le maréchal Davout avait son quartier général. Il fut convenu que les troupes campées en avant de Montrouge sous les ordres du général Exelmans se porteraient sur Sèvres et attaqueraient les Prussiens. 12 000 hommes de la Garde devaient former la tête de la colonne qui partirait par le vieux Neuilly pour marcher sur Saint-Germain, le reste de l’armée devait suivre et menacer la gauche des ennemis. Le maréchal Davout me donna ordre de me rendre auprès des officiers ayant la direction du corps du général Gérard blessé, hors d’état encore de monter à cheval. J’allai à Montrouge et je suivis les troupes lorsqu’elles furent en marche.
Le général Exelmans faisait l’avant-garde avec la cavalerie. Il rencontra les Prussiens à Sèvres, les culbuta et arriva à Versailles, où un régiment de hussards de Brandebourg fut obligé de mettre bas les armes. La grille de Versailles qui barre la route de Saint-Germain se trouva fermée, de telle sorte que le régiment ennemi ne put se frayer un passage. Le reste de l’armée ne bougea plus. Naturellement, on fit passer les hussards et les prisonniers prussiens par le boulevard, où tous les Parisiens purent les voir. Ce petit succès enflamma l’ardeur de quelques gardes nationaux, mais il était trop tard ; la nation n’avait plus de chef, les discours de quelques députés jetaient le découragement et cela ne conduisait à rien. Les Alliés commençaient alors à entourer Paris et à couvrir de flots de troupes nos provinces les plus guerrières. La Vendée appelait les princes de la famille royale, et beaucoup de gens étaient fatigués des alarmes et des excitations des mois précédents.
Les vociférations des fédérés inquiétaient le grand nombre. Quant au prestige impérial, il restait affaibli : Napoléon, quelque grand qu’il fût, venait d’être vaincu deux fois, en 1814 et 1815. Les idées constitutionnelles avaient fait des progrès, tout concourait à annihiler nos forces combattantes. Nous étions encore plus de 70 000 vigoureux soldats, mais nos chefs n’avaient nullement la volonté de s’ensevelir sous les ruines de l’Empire. Par conséquent, aucun d’entre eux n’avait l’enthousiasme nécessaire pour entraîner les armées.
La capitulation de Paris se traita d’une étrange façon. On envoya, du quartier général situé à Montrouge, une députation qui se rendit à Meudon. Je la rencontrai en revenant des postes établis en avant d’Issy. M. Bourgeois, chef aux Affaires étrangères, me dit :
— Venez avec nous, nous aurons besoin de vous pour rapporter les nouvelles.
Mais au bas de la côte d’Issy, les Prussiens refusèrent de me laisser passer parce que j’étais à cheval, et je revins vers les postes de l’ancienne division Vichery. Des Gardes nationaux se ruèrent sur moi en me voyant revenir des postes prussiens, et peu s’en fallut que je ne fusse fusillé par eux. Heureusement, des grenadiers du 30e de ligne vinrent à mon secours, arrêtant la fureur de ces hommes sans frein ni discipline. A leur tour, ils furent heureux que j’intercédasse pour eux, car un sergent du 30e voulait les tuer sans miséricorde.
Quelques jours après, j’étais près du général Gérard, qui se rendait à Orléans avec l’armée du maréchal Davout. On s’arrêta à Savigny, où un grand nombre de généraux se trouvaient réunis. Il y eut une espèce de conseil, dans lequel on convint qu’il serait utile de faire une démarche en faveur du duc d’Orléans, alors en Angleterre. L’armée craignait Louis XVIII. Elle pensait que jamais ce monarque ne pardonnerait ce qui s’était passé au retour de l’Ile d’Elbe, qu’enfin les troupes seraient très mal traitées sous son règne.
A la suite du conseil, le général Gérard me fit appeler en présence des généraux Fresgnet, Pajol, Exelmans, Vichery et quelques autres. Le maréchal Davout me donna l’ordre de me rendre à Paris et de remettre au duc d’Otrante [Fouché] la lettre collective qu’on me confiait. En outre, j’avais ordre d’aller voir le duc de Vicence [Caulaincourt] et de m’entendre avec lui.
Je pris à la poste de Savigny un bidet – bien fatigué, mais allant un peu – et je m’acheminai sur Paris avec un postillon. A peine hors du village, le postillon effrayé me déclara qu’il n’irait pas plus loin, parce que les cosaques s’avançaient et qu’il serait gardé prisonnier. Je continuai donc mon chemin seul, et effectivement, à deux lieues, je fus arrêté par deux cosaques qui voulurent d’abord me désarmer, mais je tirai mon sabre et j’allais me mettre en défense lorsqu’un officier russe arriva au galop. Après quelques mots d’explication, il me donna un de ses hommes pour m’accompagner jusqu’à la barrière. Je me remis au galop et, soit que le cheval du cosaque fût fatigué, ou qu’il eût peur de s’éloigner de son poste, il me laissa gagner de l’avance et j’arrivai seul à Paris.
J’allai d’abord chez le duc de Vicence. Il était aux Tuileries, dans l’appartement qui donnait sur le quai, au bout de la galerie de Diane. Il lut attentivement la lettre dont j’étais porteur, et, après quelques mots d’entretien, il m’envoya au duc d’Otrante. Je trouvai ce ministre quai Malaquais, à l’ancien hôtel de la Police. Il était fort tard dans la nuit. Le duc me parla de la lettre dont j’étais porteur et me dit que les difficultés seraient énormes, que les Alliés voulaient purement et simplement rétablir Louis XVIII comme il était en 1814, qu’une nouvelle proposition entraverait les choses et qu’il me donnerait une réponse le lendemain.
Je me retirai. Le lendemain, lorsque je revins, il me dit d’attendre. La journée se passa, et lorsque je voulus avoir un ordre pour retourner au quartier général, il me dit que c’était inutile, qu’il fallait que je restasse à Paris, que d’ailleurs il ne me donnerait pas de passeport.
Cette réponse me mit en fureur ; et je le lui témoignais, lorsqu’il me dit tranquillement :
— Mon cher colonel, je partage toutes les pensées des généraux ; mais il y a force majeure, je l’ai fait dire au prince d’Eckmühl [Davout] et aux autres officiers de l’armée.
Je lui représentai que si je restais à Paris pendant que l’armée était à Orléans et sur la rive gauche de la Loire, j’aurais l’air d’être un déserteur. Alors il me dit :
— Revenez dans deux jours, vous aurez un passeport.
J’étais à Paris, lorsque je rencontrai La Bédoyère, avec qui j’étais lié depuis la campagne de 1813. Il était en cabriolet.
Je l’arrêtai et lui parlai de l’imprudence qu’il commettait en ne partant pas ; qu’il n’y avait pour lui qu’un lieu de sûreté et qu’il devait gagner l’Amérique. Il me dit qu’on ne le prendrait pas et que, d’ailleurs, on n’oserait pas le mettre à mort.
J’eus beau l’engager à montrer de la prudence, je n’en pus rien obtenir et je le quittai, bien convaincu qu’il lui arriverait malheur.
Ma conviction n’était, hélas ! que trop fondée. [La Bédoyère sera fusillé le 19 août suivant]
J’ai connu peu d’officiers plus braves, de plus d’entrain à l’armée, d’un plus brillant courage. Je l’accompagnais à la bataille de Bautzen lorsqu’il commandait le 112e de ligne ; je lui apportai l’ordre du général Gérard de reprendre la position que le maréchal Oudinot abandonnait, avec tout son corps d’armée. Cette position, qui était sur le flanc droit de notre division Gérard, était occupée par une division de grenadiers russes. Le maréchal Oudinot l’avait évacuée malgré les plus vives instances du général Gérard, qui bouillonnait de colère, parce que de là pouvait dépendre le non-succès de la bataille. Lorsque j’apportai l’ordre à La Bédoyère, il me dit :
— Diable, ce sera rude !
— Oui, mais le général m’a chargé de vous dire que, dussions-nous y périr, il faut l’enlever.
— Alors, allons ! Par division à droite, à distance de peloton, serrez la colonne ! cria-t-il ; et ensuite : en avant marche !
Jamais mouvement ne fut plus beau, et le 112e aborda les Russes la baïonnette croisée, nous eûmes la gloire d’enlever cette rude position, et je vis le capitaine de grenadiers du 1er bataillon du 112e abattre de son épée l’officier russe qui était devant lui.
Chacun de nous croisa le fer avec les Russes. La Bédoyère fut admirable. Lorsque l’occupation de la position fut assurée, je courus vers le général Gérard, qui était à quelques pas de nous.
Pauvre La Bédoyère ! Que n’est-il tombé là !