« L’Empereur ayant fait reconnaître, à cinq lieues au-dessus de Borizow, un point favorable pour l’établissement d’un pont , et ayant détourné l’attention de l’ennemi, en feignant les apprêts d’un passage au-dessous de Borizow, fit construire sous ses yeux, et avec une grande célérité, deux ponts , l’un sur chevalets , pour l’artillerie et la cavalerie, l’autre de pontons, pour l’infanterie. Je reçus l’ordre de diriger sur ce point le trésor et tout ce qui restait des équipages du quartier général. Nous traversâmes Borizow, dont les maisons brûlaient encore : nous suivîmes la route qui borde la rive gauche de la Bérésina, et nous arrivâmes vers dix heures du soir devant les ponts. Il y avait un grand encombrement de voitures d’artillerie : le corps du maréchal Oudinot et la Garde impériale avaient déjà passé sur la rive droite, où l’Empereur avait aussi fait établir son bivouac. J’obtins avec beaucoup de peine de suivre les voitures d’artillerie, et je passai le pont avec la plus grande partie des équipages. Heureusement la gelée avait repris assez fort pour que les voitures pussent traverser le terrain marécageux du rivage et gravir l’escarpement. Le lendemain , pendant la brillante affaire du maréchal Oudinot et du maréchal Ney contre les divisions de Tchichagow, arrivé trop tard pour s’opposer au passage, nous essayâmes de défiler pour prendre la route de Wilna, et nous fûmes entravés dans l’artillerie de la garde qui se formait pour soutenir les troupes du maréchal Oudinot. Le timon de ma voiture avant été cassé dans un fond marécageux, j’eus beaucoup de peine à me tirer de cet embarras. Quoique extrêmement affaibli, je dus mettre pied à terre, et je vis le désordre affreux qui régnait sur les deux rives, et principalement sur la rive gauche et sur le pont. L’arrière- garde du maréchal Victor était vivement pressée par les troupes du général Witgenstein, dont l’artillerie canonnait vivement le pont, et dont le boulet portait jusqu’au milieu de nous. Dans ce moment on apporta le maréchal Oudinot grièvement blessé d’un coup de feu dans les reins ; le docteur Desgenettes me quitta pour aller à son secours. Vers le soir seulement, cet encombrement se débrouilla, et nous pûmes suivre la chaussée jusqu’à environ deux lieues, où nous bivouaquâmes et trouvâmes un abri dans quelques baraques. Le lendemain à la pointe du jour toute l’armée se mit en marche : les ponts furent rompus, sans qu’il fût possible de sauver une foule de malheureux qui restèrent abandonnés sur la rive gauche au pouvoir de l’ennemi. Ce fut pendant cette marche que, traversant les ponts de Zemblin , espèce de chaussée construite en bois de sapin sur chevalets , seul passage à travers un marais d’environ un mille de largeur, nous pûmes juger de l’immensité du danger auquel nous venions d’échapper : en effet, rien n’eût été plus facile à l’ennemi que de couper et incendier ces ponts. Un parti de Cosaques, qui venait de les traverser, avait attaqué dans un village la faible escorte qui accompagnait le maréchal Oudinot : si ces Cosa ques, qui furent bravement et vivement repoussés, s’étaient avisés de mettre le feu à quelques parties de ces ponts, il ne fût plus resté à l’armée aucun moyen de salut, et après une vaine défense il eût fallu se rendre ou périr de faim. Il nous restait encore six ou sept marches à faire pour arriver à Wilna , par Molodeschino , Smorgoni et Ochmiana : le froid devint horrible , et nos pertes deplus en plus considérables ; nous étions débordés sur nos flancs et sans cesse harcelés par les Cosaques; le désordre allait croissant, comme le manque de ressources. En partant de Molodeschino, notre colonne d’équipages fut vivement attaquée par une nuée de Cosaques sur notre flanc gauche. Nous n’étions protégés que par une compagnie de la jeune garde qui marchait en tête des équipa ges de l’empereur : ces équipages étaient suivis des voitures du trésor ; mes voitures venaient ensuite, et derrière moi était celle du comte Daru. J’eus à peine le temps de monter sur un petit cheval polonais qu’on m’amena : mon piqueur était dans ce moment à la queue de la colonne avec les deux chevaux de selle qu’il avait pu sauver à la bagarre du pont. Mon aide de camp, le major Doney, était à cheval et me soutenait. Les Cosaques chargèrent sur mes voitures et sur celle du comte Daru : un gendarme qui était à ma portière eut le bras cassé d’un coup de pistolet. Mon postillon eut la présence d’esprit de doubler la file; les voitures du comte Daru furent enlevées ; comme je m’efforçais de gagner la tête de la colonne , cinq ou six Cosaques se dirigèrent sur moi ; un dragon désarmé qui fuyait et cherchait à gagner le bois fut tué aux pieds de mon cheval , d’un coup de carabine. Le Cosaque qui me joignait à ma droite manqua son coup de lance, qui passa sur la crinière de mon cheval ; celui qui était à ma gauche blessa mon aide de camp Doney d’un coup de lance dans l’épaule, mais heureusement ne le renversa pas. Ils étaient tellement abandonnés dans cette charge, qu’ils furent emportés assez loin de nous et que nous pûmes atteindre jusqu’à la tête de la colonne. J’avertis en passant le général Belliard, qui, quoique grièvement blessé à la jambe, monta à cheval, et se joignit à nous et à quelques officiers de la maison de l’empereur. La bonne contenance du peloton d’infanterie et l’approche d’un détachement de dragons que le prince vice-roi envoya à notre secours achevèrent de nous dégager de cette échauffourée. Nous continuâmes notre route par Smorgoni et Ochmiana, toujours inquiétés sur nos flancs et dépassés par les Cosaques. Notre arrière garde, commandée par le maréchal Ney, faisait tête à l’ennemi, ne cédant le terrain que pied à pied et de position en position. Cette arrière garde couvrait, non plus le reste d’une armée, mais une immense colonne de fuyards marchant pêle-mêle, et d’heure en heure décimée par le froid et par la faim.
L’Empereur quitta l’armée; il partit de Smorgoni avec une escorte de lanciers polonais de la garde. J’appris qu’il avait bien voulu se souvenir de moi et permettre que je rentrasse en France : il avait fait préparer un décret pour me nommer sénateur; mais cette bienveillante disposition, qui aurait changé ma fortune et celle de mon fils, ne s’effectua point, parce qu’on rendit compte à l’Empereur que je commençais à recouvrer mes forces, et que je serais peut-être, dans quelque temps, en état de reprendre mes fonctions d’intendant général. Le malheureux sort de l’armée était décidé, et la présence de l’empereur ne pouvait plus être d’aucune utilité, tandis qu’il pouvait seul, par son prompt retour à Paris, ranimer les esprits abattus, tendre les ressorts de son gouvernement, et créer de nouvelles ressources. »
(Lieutenant-général comte Mathieu DUMAS, « Souvenirs… », Tome III, Librairie de Charles Gosselin, 1839, pp.471-477. )