Lettre d’Augustin Jordan à l’ambassadeur de France à Rome.
Rome, 4 août 1814
Je suis débarqué à Civitavecchia le 2 août. J’y ai rencontré deux officiers au service de napoléon, venant de l’île d’Elbe. L’un se nomme Carlo Perez [Pons de l’Hérault le considère comme un malotru et un imbécile] : il est le fils d’un propriétaire de l’île ; il a été lieutenant dans le 3ème régiment des gardes d’honneur, et remplit maintenant les fonctions d’officier d’ordonnance près de Napoléon. L’autre est le sieur Taillade [Napoléon avait nommé Taillade lieutenant de vaisseau le 29 mai 1814 et commandant de la marine de l’île d’Elbe ; il le nommera, le 22 février 1815, commandant des marins de la Garde], natif de Lorient, enseigne de vaisseau au service de la France, mais marié depuis quelques années dans l’île d’Elbe et commandant aujourd’hui la marine de Bonaparte. Ces deux officiers étaient envoyés sur le brick l’Inconstant pour accompagner Madame Bonaparte, la mère, dans sa traversée à l’île d’Elbe ; ils ont appris qu’elle était partie pour s’y rendre par Livourne, et ils sont venus passer vingt-quatre heures à Rome sur l’invitation qui leur en a été faite par M. le cardinal Fesch. Il résulte de leur conversation et notamment de celle de Carlo Perez qui accompagne toujours Napoléon:
Que la force militaire de l’île d’Elbe se compose de 3.000 hommes, dont 1.000 sont organisés en bataillon franc du pays ; qu’en outre 600 hommes de la Garde impériale avaient été dirigés de France sur Parme.
Que fréquemment, il se présentait des officiers de tout grade, italiens ou français, qui se disaient sans ressources, demandaient à servir comme soldats et obtenaient le maintien de leur grade avec la demi-paie.
Que la flottille était de 9 bâtiments et serait bientôt de 12, attendu les constructions qui se font à Naples et à Gênes pour le compte de Napoléon.
Que le pavillon de l’île est respecté par les Barbaresques.
Que les relations avec Naples, Gênes et Livourne paraissaient fréquentes et amicales.
Que le roi de Naples [maréchal Murat] a envoyé deux fois une frégate à Napoléon pour l’engager à le visiter, mais que celui-ci a refusé, quoique d’ailleurs la bonne intelligence paraisse rétablie entre lui et la cour de Naples.
Que Napoléon parait uniquement occupé de chasse, de pêche, de constructions et d’embellissements auxquels il donne la plus grande célérité.
Qu’il ne parle jamais de la France, ne passe que peu de temps dans son cabinet et répand autour de lui la persuasion d’un entier oubli de son existence politique. Il va souvent à la messe, il appelle son île l’île du repos, il y fait toutes les acquisitions qui se présentent et il les paie chèrement. Le paiement des troupes et des ouvriers qu’il emploie en grand nombre, se fait régulièrement. Napoléon a reçu la visite des généraux anglais Montrésor et Campbell ainsi que celle d’une dame anglaise qualifiée, revenant de Sicile. Ces étrangers ont témoigné une grande admiration et les frégates qui les avaient apportés, ont servi à aller chercher dans les ports d’Italie les divers objets que Napoléon pouvait désirer pour la décoration de son palais et de ses jardins. On a remarqué l’empressement que les capitaines anglais ont toujours à remplir ces missions. »
(Arthur CHUQUET, « L’Année 1814… », Fontemoing et Cie, 1914, pp.399-401).