« Nous avons déjà dit avec quelle témérité Napoléon s’exposait au danger. Par coquetterie, ou plutôt pour ne point affaiblir son prestige, aux yeux de l’armée qu’il conduisait, il recommandait de taire les accidents qui lui arrivaient, et lui-même n’en parlait jamais. Ce n’est qu’à Sainte-Hélène qu’il se départit de son mutisme à cet égard. « On a toujours admiré, disait-il à Las-Cases, le rare bonheur qui me tenait comme invulnérable au milieu de tant de batailles. On était dans l’erreur, ajoutait-il ; seulement, j’ai toujours fait mystère des dangers que j’ai courus. » Et il rappelait alors les nombreuses blessures qu’il avait reçues. « A Toulon, il avait eu trois chevaux tués sous lui et il avait reçu un coup de lance qui lui avait traversé la cuisse gauche. En faisant sa toilette, il y passait souvent la main et enfonçait le doigt dans le trou assez profond que le projectile avait déterminé. Son valet de chambre qui l’habillait, un jour qu’il narrait les péripéties du siège de Toulon, se permit de lui dire qu’on n’ignorait pas ce détail à bord du vaisseau qui avait transporté l’Empereur à Sainte-Hélène, à bord du Northumberland, et il ajouta même que des hommes de l’équipage lui avaient révélé que c’était un Anglais qui avait blessé la première fois l’Empereur. Dans sa campagne d’Italie, à Rivoli notamment, il eut également plusieurs chevaux tués sous lui, mais n’en reçut qu’une commotion assez forte. Au pont d’Arcole, il ne dut la vie qu’au dévouement de son aide de camp Muiron. « Il se jeta devant moi, a dit Napoléon, me couvrit le corps et reçut le coup qui m’était destiné ; il tomba mort à mes pieds et son sang me jaillit au visage. » Nous ne voyons pas d’autre blessure mentionnée par les historiens jusqu’en 1809. Le 23 avril de cette année, à la bataille de Ratisbonne, l’empereur fut atteint d’une balle morte au talon Voici comment l’événement se serait produit. Impatient d’entrer dans la place, Napoléon se lève de dessus le manteau sur lequel il était étendu pour ordonner l’attaque. Il était à pied, à côté du maréchal Lannes, et appelait le prince de Neufchâtel, lorsqu’une balle, tirée de la muraille avec un fusil de rempart, vint le frapper au gros orteil du pied gauche elle ne perça point la botte, mais elle lui occasionna une contusion fort douloureuse, en ce qu’elle frappa sur le nerf et qu’il avait déjà le pied enflé par la chaleur de ses bottes, qu’il n’avait pas quittées depuis trois jours. Napoléon ne fut pas trop ému sur le moment . On appela aussitôt M. Yvan, son chirurgien, qui fit le pansement de la blessure, devant tout l’état-major et tous les grenadiers du 2e régiment de la garde. Plus on voulait faire éloigner les soldats, plus ils se rapprochaient. Cet accident passant de bouche, toutes les troupes accoururent, depuis la première ligne jusqu’à la dernière ; il en résulta même un moment de trouble, qui n’était que la conséquence du dévouement des soldats â la personne de l’Empereur. Aussitôt qu’il fut pansé, il dût monter à cheval pour se faire voir et les rassurer. Il souffrait tellement qu’on fut obligé de le soutenir pour qu’il pût enfourcher la selle ; si la balle, dans sa direction, eût porté sur le cou-de-pied, au lieu de donner sur l’orteil, elle l’aurait infailliblement traversé : son heureuse étoile ne l’abandonna pas encore cette fois . Probablement mal informée, l’Impératrice s’était exagéré l’importance de la blessure reçue par Napoléon. Pour dissiper ses inquiétudes, Napoléon lui écrivait cette lettre, à Strasbourg, où elle résidait :
» Ems, 6 mai 1809, midi.
Mon amie, j’ai reçu ta lettre. La balle qui m’a touché ne m’a pas blessé ; elle a à peine rasé le tendon d’Achille. Ma santé est fort bonne ; tu as tort de t’inquiéter.
NAPOLÉON. »
Catherine, reine de Westphalie, qui se trouvait auprès de Joséphine, recevait, de son côté, cette communication autographe de l’Empereur :
« Ems, 6 mai 1809.
Madame ma sœur, j’ai reçu vos deux lettres des 26 et 30 avril. Je vois avec plaisir que vous êtes arrivée à Strasbourg. Ce qu’on a dit de ma blessure est controuvée; une balle m’a frappe, mais ne m’a pas blessé. »
On voit, par la lecture de ces deux pièces, que Napoléon ne s’est pas départi un instant de son calme et de son sang-froid habituels. Quelques semaines à peine après la prise de Ratisbonne, Napoléon s’exposait de nouveau au danger. A Essling (ou à Wagram), un coup de feu lui déchirait la botte, le bas et la peau de la jambe gauche (2). C’est alors que le général Walther, commandant des grenadiers de la garde, lui dit : « Retirez-vous, Sire, ou je vous fais enlever par mes grenadiers. » Un boulet vint frapper la cuisse du cheval de l’Empereur ; tout le monde crie : « A bas les armes, si l’Empereur ne se retire pas sur le champ (3) ! » Au combat d’Ubignan, en Saxe (1813), plusieurs boulets tombèrent auprès lui : un d’eux enleva même une pièce de cloison de planches d’un magasin à poudre et lui en lança un éclat à la tête. « S’il avait touché le ventre, c’était fini », dit-il en se relevant et examinant le morceau de bois. Quelques minutes après, une grenade tombait à terre entre l’Empereur et un bataillon italien qui avait marché vingt pas derrière lui. Les Italiens se courbèrent un peu pour éviter l’effet de l’explosion ; il le remarqua, se tourna de leur côté avec un rire moqueur et leur cria : « Ah ! Capons, ça ne fait pas de mal ! » En 1814, il perdit son cheval et son chapeau à Arcis-sur-Aube ou dans le voisinage. Après le combat de Brienne, il se trouva chargé inopinément par des Cosaques qui avaient passé sur les derrières de l’armée ; il en repoussa un de la main et se vit contraint de tirer sonépée pour se défendre. Plusieurs de ces Cosaques furent tués à ses côtés ; il n’eut personnellement aucun mal, mais il l’échappa belle. Comment n’aurait-il pas cru à une Providence, en ayant si souvent éprouvé les heureux effets ! Car ce n’était pas seulement sur le champ de bataille qu’une divinité occulte semblait le protéger, mais encore dans sa vie habituelle. Il aimait à rappeler qu’à Saint-Cloud, il avait voulu une fois mener sa calèche à six chevaux à grand’guides. L’aide de camp ayant gauchement traversé les chevaux, les fit emporter. L’Empereur ne put prendre le tour nécessaire, la calèche alla, avec toute la force d’une vélocité extrême, frapper contre la grille; l’Empereur se trouva violemment jeté à huit ou dix pieds en travers sur le ventre. Il resta mort, disait-il, huit ou dix secondes ; il avait senti le moment où il avait cessé d’exister : ce qu’il appelait le moment de la négative. Le premier qui, se jetant à bas de son cheval, vint à le toucher, le ressuscita, le rappela soudainement à la vie par le simple contact, comme dans le cauchemar, où l’on se trouve délivré, disait-il, dès qu’on a pu proférer un cri. Une autre fois, poursuivit-il, il avait été noyé assez longtemps. C’était en 1786, à Auxonne, sa garnison ; étant à nager, et seul, il avait perdu connaissance, coulé, obéissant au courant ; il avait senti fort bien la vie lui échapper ; il avait même entendu, sur les bords, des camarades annoncer qu’il était noyé et dire qu’ils couraient chercher des bateaux pour reprendre son corps. Dans cet état, un choc le rendit à la vie : c’était un banc de sable contre lequel frappa sa poitrine ; sa tête, se trouvant par miracle hors de l’eau, il en sortit lui-même, vomit beaucoup, reprit ses vêtements et il avait atteint son logis qu’on cherchait encore son corps. Une autre fois, à Marly, à la chasse au sanglier, tout l’équipage étant en fuite, en véritable déroute d’armée, comme disait l’Empereur, il tint bon avec Soult et Berthier contre trois énormes sangliers qui les chargeaient à bout portant. « Nous les tuâmes raides tous les trois, disait-il, mais je fus touché par le mien et j’ai failli en perdre le doigt que voilà. » En effet, la dernière phalange de l’avant-dernier doigt de la main gauche portait une forte blessure. Quand on procéda à l’embaumement de l’Empereur, on fut tout surpris, d’ailleurs, de constater sur les cuisses, les jambes, les talons, des traces de blessures qu’on n’avait même pas soupçonnées pendant sa vie. »
Dr CABANES.