Voici un passage du témoignage de l’adjudant-major Etienne LABORDE: « Le 3 mars [1815], l’Empereur coucha à Barème [Barrême] , le 4, à Digne . Le 5, le général Cambronne, avec une avant-garde de quarante hommes, s’empara du pont et la forteresse de Sisteron ; le même jour, l’Empereur coucha à Gap , et l’avant-garde à La Mure. Aucun événement remarquable n’eut lieu en traversant ce long espace de pays ; les habitants nous accueillaient fort bien, mais sans se prononcer ni pour ni contre. Durant ce long trajet, nous ne fîmes que deux recrues, un gendarme et un soldat d’infanterie. Nous quittâmes, après quelques jours de marche bien pénible, et à notre grande satisfaction, ce malheureux pays de montagnes, et nous commençâmes à découvrir la belle campagne au-delà de La Mure, qui avoisine celle de Vizille, pour aller à Grenoble.
L’Empereur, informé que des troupes étaient parties de Grenoble avec mission de s’opposer à notre passage du pont de La Mure, prit des dispositions de défense et forma de sa petite armée, forte d’environ onze cents hommes, trois colonnes : la première, composée de trois compagnies de chasseurs, des lanciers polonais montés, ou non montés, de huit à dix marins de la Garde, forma l’avant-garde, commandées par le général Cambronne , ayant sous ses ordres l’intrépide colonel Malet ; la seconde, commandée par le capitaine Loubers, des grenadiers, fut composée de trois compagnies d’artillerie, et d’environ trente officiers sans troupe, conduits par le major corse Pacconi ; avec elle marcha l’Empereur, tout son état-major , et le Trésor porté sur deux ou trois mulets .
La troisième colonne, formée par le bataillon corse , sous les ordres du chef de bataillon Guasco , formait l’arrière-garde. Moi-même, aux approches de La Mure, je reçus l’ordre du général Cambronne de prendre les devants avec soixante chasseurs, commandés par le lieutenant Jeanmaire , et quelques lanciers polonais, pour établir le logement de la première colonne des troupes de l’Empereur, et que je portai à douze cents hommes, quoique en réalité il n’y en eût pas plus de trois cents. Il paraît que nous étions attendus, puisque je trouvai à la mairie tout le conseil municipal réuni. J’en fus parfaitement accueilli, et je m’occupais avec ces messieurs de préparer le logement lorsqu’un adjudant du 5ème d’infanterie de ligne arriva pour faire le logement d’un bataillon de ce corps et d’une compagnie du 3ème régiment de sapeurs du génie. Voyant que cet officier portait la cocarde blanche, je pensai bien qu’il ne venait point dans l’intention de se joindre à nous.
Je l’abordai et lui dis :
« A la cocarde que vous portez, je vois que vous êtes ici dans un autre but que le mien ; cependant répondez-moi avec la franchise qui doit nous caractériser ; sommes-nous amis ou ennemis ? »
Il me répondit en me tendant la main :
« Deux vieux compagnons d’armes seront toujours d’accord.
-Alors ; lui dis-je, faisons le logement de concert. »
Il fit semblant d’y souscrire ; mais, profitant d’un instant où j’étais occupé, il s’esquiva pour aller rendre compte à son chef de ce qui se passait, et ne revint plus. Cette troupe prit alors position à une portée de fusil de la ville de La Mure, et envoya une forte avant-garde dans les premières maisons du côté de Grenoble.
Instruit de la disparition de l’adjudant-major du 5ème de ligne, je n’étais pas du tout tranquille dans l’hôtel de la mairie, où je craignais d’être surpris, et je venais d’envoyer l’ordre au lieutenant Jeanmaire de rester sous les armes et de faire bonne garde aves con petit détachement, lorsque le général Cambronne arriva avec la première colonne, monta lui-même à l’hôtel de la Mairie, me demandant si j’aurais bientôt fini.
« De suite, lui répondis-je, mon général. »
En effet, nous sortîmes aussitôt. Lui ayant rendu compte de ce qui se passait, et lui-même apercevant un poste de la troupe opposante placé aux premières maisons d’une rue donnant sur la route de Grenoble, il fit établir un poste des nôtres, commandé par un officier, à portée de pistolet du 5ème de ligne, et envoya tout de suite le capitaine Raoul de l’artillerie, accompagné d’un maréchal-des-logis de mamelucks, auprès de l’officier commandant le poste du 5ème, pour l’engager à pactiser avec nous, mais nous ne pûmes le déterminer à y consentir. Le général y alla lui-même, et on lui répondit qu’il y avait défense de communiquer .
Alors le général Cambronne ordonna que la troupe prendrait position sur l’emplacement où elle se trouvait devant la mairie, et il fit ses dispositions pour éviter toute surprise. Cette opération terminée, nous entrâmes dans une auberge en face de la mairie, où j’avais commandé un dîner pour douze personnes. A peine commencions-nous notre repas qu’un paysan, qui avait été envoyé par le général Cambronne pour connaître les mouvements de la troupe qui nous était composée, entra et vint annoncer que cette colonne s’ébranlait et semblait disposée, en passant derrière La Mure, à se porter sur le pont par lequel nous étions arrivés pour le faire sauter et nous couper par là, tout communication avec l’Empereur . Il n’en fallut pas davantage pour nous faire partir à l’instant même, à l’effet d’aller nous établir sur le pont, que nous gardâmes militairement toute la nuit, durant laquelle la troupe adverse recula de trois lieues en se rapprochant de Grenoble.
Le général Cambronne ayant fait connaître à l’Empereur ce qui se passait, Sa Majesté arriva avec les deux colonnes, le lendemain vers les neuf heures du matin, sur le point où nous avions pris position, se mit à la tête des troupes et ordonna au général Cambronne de marcher en avant. Le brave colonel Malet prit le commandement des trois compagnies de chasseurs formant la tête de la colonne ; les lanciers polonais, commandés par l’intrépide colonel Germanoski [Jerzmanowski], prirent la droite à côté de la route. Les officiers sans troupe, commandés par le major Pacconi, prirent à gauche, et nous marchâmes droit sur le bataillon du 5ème de ligne. La compagnie de voltigeurs était en bataille à la sortie du village. L’Empereur ordonna au colonel Malet de faire mettre l’arme sous le bras gauche, la baïonnette au bout du canon. Cet officier lui ayant observé qu’il pourrait y avoir du danger à faire un pareil mouvement devant une troupe dont les intentions n’étaient pas connues, et dont la première décharge pourrait être funeste, l’Empereur lui dit avec vivacité:
« Malet, faites ce que je vous ordonne. »
Arrivé à la portée de pistolet, l’Empereur dit d’une voix forte et tranquille :
« Soldats ! Voilà votre empereur ; que celui d’entre vous qui voudra le tuer fasse feu. »
Un jeune officier, parent et aide-de-camp du général Marchand, commandant à Grenoble, qui était venu avec mission de son général de s’opposer à notre passage, dit à haute voix : « Le voilà ! Faites feu ! »
Le cri unanime [de] « Vive l’Empereur ! » fut la réponse.
Déjà les lanciers polonais étaient arrivés dans le village et se trouvaient pêle-mêle avec le bataillon du 5ème et la compagnie du 3ème régiment de sapeurs du génie, criant à l’envi : « Vive l’Empereur ! »
Le major Pacconi, à la tête des officiers sans troupe avait pris un sentier détourné, et s’était placé sur les derrières du 5ème pour le recevoir, dit-il à l’Empereur, si le combat s’était engagé. La Garde et les soldats s’embrassèrent, arrachèrent à l’instant la cocarde blanche et prient avec enthousiasme la cocarde tricolore. Cette troupe ayant été formée en bataille, l’Empereur parla ainsi :
« Soldats,
« Je viens avec une poignée de braves, parce que je compte sur le peuple et sur vous. Le trône des Bourbons est illégitime, puisqu’il n’a pas été élevé par la nation ; puisqu’il est contraire aux intérêts de notre pays, et qu’il n’existe que dans l’intérêt de quelques familles… Vos pères sont menacés du retour des dîmes, des privilèges, des droits féodaux et de tous les abus dont nos succès les avaient délivrés. N’est-il pas vrai, citoyens ? (Dit-il, à un rassemblement immense qui se trouvait autour de la troupe.)
- Oui, Sire, répondirent-ils d’un cri unanime, on voulait nous attacher à la terre. Vous venez, comme l’ange du Seigneur, pour nous sauver. »
A peine, venions-nous de fraterniser avec le 5ème, que M. Dumoulin arriva à franc-étrier, ayant à son chapeau la cocarde tricolore, et, se précipitant de son cheval à la rencontre de l’Empereur : « Sire, lui dit-il avec la plus grande émotion, je viens vous offrir 100,000 francs et mon bras, et vous assurer de la fidélité de vos bons Grenoblois. » L’Empereur parut satisfait, et lui dit en riant : « Montez à cheval, nous causerons en marchant, j’accepte vos services. » Le soir même de notre arrivée à Grenoble, ce jeune homme, rempli du plus grand courage, fut nommé capitaine officier d’ordonnance de l’Empereur, qui lui remit lui-même la décoration. Depuis, et pendant toute la route, M. Dumoulin, avec une escorte de quinze hussards du beau et bon régiment, marcha toujours à l’avant-garde et rendit les plus grands services. »