M. le maréchal, prince de La Moskowa, à la tête de son corps d’armée en marche, venait de tourner, suivi de son état-major dont je faisais partie, le village de Rippach, par sa gauche, et s’était arrêté à la hauteur de ses dernières maisons, ayant une large plaine en face et couverte de cavalerie étrangère qui faisait mine de vouloir s’opposer vigoureusement à la continuation de notre mouvement, lorsque M. le maréchal Bessières, arrivant près de M. le maréchal Ney celui-ci lui dit :
« Ah ! Te voilà ! Que viens-tu faire seul ? Vois ! Si ta cavalerie était ici… La bonne besogne !
- Je viens de l’envoyer chercher, répondit M. le maréchal Bessières, et elle va venir là, ajouta le duc d’Istrie, en montrant la terre avec son doigt. »
A ce moment même, une bordée d’artillerie fut lâchée sur notre groupe, et comme si elle avait fait long feu, un des derniers coups frappant M. le maréchal Bessières, l’enleva de dessus son cheval, le jeta de toute sa longueur à terre, en même temps que son sang et des lambeaux de chairs, dont je fus couvert en partie, furent projetés de tous côtés ! L’ennemi, dont nous étions très près, s’ébranla alors pour exécuter une charge, et M ; le maréchal Ney, tout en donnant ses ordres à ses troupes pour bien en recevoir le choc, s’écria : « Il ne faut pas le laisser là ! » Aussitôt, comprenant sa pensée, je me précipitai à bas de mon cheval que j’abandonnai, je m’emparai vite du corps de M. le maréchal Bessières, et en cherchant un refuge quelconque, j’aperçus une espèce de ravin vers lequel je me dirigeai et au fond duquel je ne parvins qu’en me traînant, me roulant avec mon fardeau que je ne pouvais porter. Là, ne pouvant plus rien voir, mais entouré des cris de « Hourra ! En avant ! ». Je saisis mon épée, et soutenant M. le maréchal dans mon bras gauche, j’attendais avec la résolution ferme de me défendre, de périr avec mon mourant, plutôt que de le voir arracher de mes bras et de devenir ainsi un trophée pour l’ennemi.
Ce fut M. le maréchal Ney qui parut le premier au sommet de mon ravin, lequel me demanda avec vivacité comment était le blessé. « Il a le corps tout déchiré », ses yeux tournent dans leurs orbites, il balbutie, et je ne le comprends pas, lui dis-je.
-Tenez, ajouta-t-il, en me jetant une fiole, tâchez de lui en faire avaler un peu. »
J’essayai, mais les yeux très mobiles jusqu’alors se fixant, je vois les paupières se baisser et elles ne se relevèrent plus. »Il meurt ! M’écriai-je à M. le maréchal Ney, et, après un moment de silence, il me dit : Il faut l’emporter et cacher sa mort.
- Mais il est trop pesant, répliquai-je, je ne suis pas seul.- Je vais vous envoyer quelqu’un, dit-il. »
Bientôt des soldats vinrent, et m’aidèrent à le porter dans la maison la plus voisine que je remarquai, et qui se trouva être celle d’un tisserand. Là nous le déposâmes sur un lit. Je lui ôtai son épée et ne trouvai dans ses poches qu’une montre et un mouchoir ; après quoi je le couvris de la couverture du lit d’un paysan, et comme j’étais à réfléchir sur ce qui me restait à faire, il se présenta un officier pleurant, à qui je demandai, par rapport à son uniforme, s’il était un des officiers de M. le maréchal ; et sur ce qu’il me répondit qu’il était un de ses aides de camp, je lui remis l’épée, la montre et le mouchoir. Je retournai ensuite à mon poste auprès de M. le prince de La Moskowa, à qui je rendis compte de ce qui venait de se passer, et après une pause et avec l’accent de la douleur, il prononça ces mots : « C’est notre sort…C’est une belle mort ».
(Lettre du colonel en retraite Saint-Charles, insérée dans le journal « Le Commerce », du 6 novembre 1839 et reproduite dans l’ouvrage de Georges Bertin, « La Campagne de 1813 », E. Flammarion, 1895).
____
Sur le maréchal Bessières, lire l’étude que lui a consacrée André Rabel en 1903 et qui a été rééditée en 2005 à la Librairie des Deux Empires.