On sait, notamment par Pons, que l’Empereur reçut la visite de plusieurs sujets britanniques à l’île d’Elbe. Lord Ebrington eut l’honneur de rencontrer Napoléon par deux fois ; la première de ces entrevues eut lieu le 6 décembre 1814 ; une autre suivra quelques jours plus tard, le 8 décembre. Lord Ebrington sera alors invité par l’Empereur à partager son dîner. Son récit de cette première entrevue fut reproduit dans l’ouvrage qu’Amédée Pichot a consacré à la période des Cent-Jours (publié en 1873 ).
C.B.
« Je voyageais en Italie ; je ne voulais pas retourner en Angleterre sans être à l’île d’Elbe, pour tâcher d’y voir l’homme le plus extraordinaire de tous les temps », écrit au début de son texte Lord Ebrington, avant de poursuivre : « Je fus bien accueilli par Napoléon, et j’ai eu avec lui deux conversations de plusieurs heures. A l’issue de ces entretiens, je ne suis hâté de prendre note de ce qu’il m’avait dit de plus remarquable. Ce fut le 6 décembre 1814 à huit heures du soir, heure indiquée par la lettre de rendez-vous que le grand-maréchal [le général Bertrand] m’avait adressée, que je me présentai au palais de Porto-Ferrajo [Portoferraio]. Après avoir attendu quelques instants dans le salon de service, je fus introduit dans la pièce où se trouvait l’Empereur. Il me fit d‘abord quelques questions sur moi, sur ma famille, etc. ; puis, s’interrompant vivement, il me dit : « Vous venez de la France ; dites-moi franchement, sont-ils contents ?- Comme cela, répondis-je.- Cela ne peut-être autrement, reprit-il. Ils ont été trop humiliés par la paix. La nomination du duc de Wellington au poste d’ambassadeur a dû paraître injurieuse à l’armée, ainsi que les attentions particulières que le roi lui témoigne. Si lord Wellington fût venu à Paris comme voyageur, je me serais fait un plaisir d’avoir pour lui les égards dus à son grand mérite, mais je n’aurais pas été content que vous me l’envoyassiez comme ambassadeur. Il aurait fallu aux Bourbons une femme jeune, jolie et spirituelle pour captiver les français ; c’eut été l’ange de la paix. Ils ont laissé trop prendre d’influence aux prêtres ; et l’on m’a dit que le duc de Berri avait dernièrement, fait bien des fautes. Ils ont eu le malheur de signer la paix à des conditions que je n’aurais jamais consenties. Ils ont abandonné la Belgique, que la nation s’était habituée à considérer comme faisant partie intégrale de la France. Vous aviez assez gagné à la paix, en assurant votre repos intérieur, en faisant reconnaître votre souveraineté dans l’Inde et en mettant les Bourbons à ma place. La meilleure chose pour l’Angleterre eût été sans doute la partage de la France ; mais, tandis que vous lui avez laissé tous les moyens de redevenir formidable, vous avez en même temps humilié la vanité de tous les français, et fait naître des sentiments d’irritation qui, s’ils ne peuvent pas s’exercer dans quelque contestation extérieure, produiront tout au tard une évolution et la guerre civile. Au reste, ajouta-t-il, ce n’est point de la France que l’on me mande tout cela, car je n’ai de nouvelles que par les gazettes ou les voyageurs. Mais je connais bien le caractère du français ; il n’est pas orgueilleux comme l’Anglais, mais il est beaucoup plus glorieux. La vanité est, pour lui, le principe de tout, et sa vanité le rend capable de tout entreprendre. Les soldats m’étaient naturellement attachés ; j’étais leur camarade. J’avais remporté des succès avec eux, et ils savaient que je les récompensais bien ; ils sentent aujourd’hui qu’ils ne sont plus rien. Ii y a en France à présent 700 000 hommes qui ont porté les armes ; et les dernières campagnes n’ont servi qu’à leur montrer combien ils sont supérieurs à leurs ennemis. Ils rendent justice à la valeur de vos troupes, mais ils méprisent tout cela. ».