Une nuit, peu de temps avant la bataille d’Eylau, le Commandant Jean-Stanislas Vivien (1777-1850), du 55ème de ligne, et ses hommes reçoivent la visite d’un visiteur anonyme. Cet épisode voici est relaté dans l’excellent témoignage qu’il a laissé et qui fut publié la première fois en 1907 et réédité en 2003 à la Librairie des Deux Empires.
C.B.
La nuit au bivouac du 5 au 6 février 1807 « Bien des gens savent que la bataille de Preussich-Eylau s’est donnée le 8 février 1807, mais un plus grand nombre ignore les souffrances inouïes que les troupes eurent à supporter par quinze degrés Réaumur de froid [presque quinze degrés C° ], pour venir converger sur ce point de la corde de l’arc où cent cinquante mille Russes et Français se sont escrimés à outrance sur un champ de bataille qui n’avait guère plus d’une lieue d’étendue [environ 4 kilomètres], dans la neige ensanglantée, et où ils ont laissé, de part et d’autre, plus de trente mille morts sur le champ de bataille.
Le 1er février, la division Saint-Hilaire, dont mon régiment faisait partie, avait quitté ses cantonnements situés à une journée de marche en avant et à gauche de Varsovie.
Tous les jours qui ont suivi jusqu’au 7 inclus, ont été marqués par des marches lentes et saccadées mais toujours pénibles, de quinze à seize heures, et par des bivouacs tellement malheureux. Les soldats, sans rations la plupart du temps, avaient une peine infinie à allumer le feu, tant la couche de neige était épaisse et le bois sec difficile à se procurer . Un jour non, c’était une nuit, car il était encore que six heures du matin, un homme à pied, seul, enveloppé d’une ample redingote grise fourrée d’astrakan, et coiffé d’un bonnet aussi d’astrakan à larges oreillères rabattues, de sorte qu’on ne lui voyait guère que les yeux, le bout du nez et la bouche, s’approcha du feu du bivouac où j’étais blotti et qui ne faisait plus que fumer, parce que la neige qui l’environnait et qui fondait à mesure, empêchait le bois de brûler.
Cet homme, dis-je, adressant la parole à un caporal de ma compagnie, qui n’avait pas moins de cinq pieds dix pouces, lui dit : -Eh bien, grenadier, le fournisseur qui a livré la capote que tu portes là, a bien volé le quart du drap, n’est-ce pas ?
-Ma foi, je n’en sais rien, répondit le caporal ; tout ce que je sais, moi, c’est qu’il a fait boug…froid cette nuit ! Vous n’avez pas senti ça comme nous, vous, avec votre redingote et votre casquette doublées de poil !
-On s’est bien battu, hier soir, n’est-ce pas, sur le bord de ce ruisseau ? Les Russes devaient être nombreux : je gage qu’ils étaient au moins douze cents. -Ah ! je vous en f… : douze cents, dites donc plutôt douze mille, reprit un grenadier, car nous nous y sommes mis toute la division pour les f… de l’autre côté et nous n’étions pas de trop : je ne sais pas si vous le savez.
-Mais, dites-moi donc, grenadier, il doit y avoir ce moulin à quelques cents pas d’ici, sur ce ruisseau, et un poste pour en défendre le passage !
-Ah ! Bien oui, un moulin, reprit un autre grenadier : vous n’aurez pas d’indigestion si vous ne mangez à votre déjeuner que le pain fait avec la farine qui s’y moudra, car nous l’avons joliment fait danser, cette nuit, le moulin !
L’officier qui commande le poste voulait bien nous empêcher de le démolir pour en faire du feu ; mais, moi, je lui dis avec respect :
- Mon lieutenant, par le temps qui court, faut pas être si dur aux pauvres soldats : si vous ne permettez pas que nous emportions le moulin, vous êtes sûr de nous trouver tous gelés demain matin, raides comme des barres de fer ; et en indiquant les bûches qui fumaient plutôt qu’elles ne brûlaient :
-Tenez, dit-il, en v’là les restes. -Oui, le moulin devait être là, et j’ai fait dire à Soult de n’établir ses bivouacs qu’après y avoir fait placer une grand’garde.
J’étais roulé dans mon manteau, et couché, grelottant sur une poignée de paille mouillée.
J’avais entendu à peu près tout ce qui s’était dit : et, jusque-là, j’étais bien loin de tout soupçonner quel était leur interlocuteur, mais lorsque je l’entendis : qu’il avait à faire à Soult … Je me levai d’un bond et je reconnus l’Empereur.
Mes grenadiers l’avaient aussi reconnu et chacun s’empressait de s’excuser et de rassembler les tisons pour obtenir un peu de flamme ; mais, par excès de zèle, un maladroit, en se courbant, pour souffler de la bouche, renversa sa giberne par côté.
Comme elle était restée non bouclée de la veille, une douzaine de cartouches qui se trouvaient encore dedans, tombèrent dans les cendres et firent explosion, sans blesser personne, parce qu’il n’y eut pas de résistance relative ; deux souffleurs eurent seulement les cheveux et les moustaches grillés, ce qui fit rire tout le monde, l’Empereur aussi. Le prince Berthier, le grand maréchal du Palais, les généraux aides de camp, les officiers d’ordonnance, le mameluck Rustan [Roustam] et tous les officiers ordinaires de la Maison, cherchaient l’Empereur !
A ce moment, la diane battit sur toute la ligne, l’Empereur fut rejoint par son escorte, la division prit les armes ; et un quart d’heure après, nous étions en marche pour continuer notre route sur Eylau. L’Empereur aimait à s’échapper furtivement et à venir causer familièrement avec les soldats dans leur bivouac. Tout le jour, mes grenadiers n’ont cessé de parler de la visite nocturne de l’Empereur et regrettaient bien qu’il ne fût pas venu une heure plus tôt ; alors, la fournée de pommes de terre n’était pas encore dévorée, et ils l’eussent invité à prendre sa part et à se faire une bosse [« bosse » est pris ici pour « ventre »] avec eux, ce qu’il n’aurait probablement pas refusé.»