Louis-Etienne Saint-Denis (le Mameluck Ali), qui l’a suivi à Sainte-Hélène, nous en apprend un peu plus sur l’Empereur.
Ecoutons-le:
L’Empereur était d’une sobriété exemplaire. Élevé dans la classe ordinaire de la société, il avait conservé dans les grandeurs les habitudes de son jeune âge. Les mets les plus simples étaient ceux qui lui convenaient le mieux. Par exemple, il était délicat à l’extrême ; la moindre chose contre la propreté, ou le mauvais accommodement lui donnait de la répugnance. Il préférait un bon potage, et un bon morceau de bouilli à tous les mets composés et succulents que ses cuisiniers pouvaient lui faire. Des œufs à la coque ou sur le plat, une omelette, un petit gigot, une côtelette, un filet de bœuf, de la poitrine de veau sur le gril, ou une aile de poulet, des lentilles, des haricots en salade étaient les mets qu’on lui servait habituellement à ses déjeuners. Sur sa table, pour ce repas, il n’y avait jamais que deux plats, dont un de légumes, précédés d’un potage. Le dîner était plus composé, la table plus abondamment servie [1]; mais toujours il ne mangeait que les choses les plus simplement arrangées, soit viandes, soit légumes. Un morceau de fromage de parmesan ou de roquefort était la clôture de ses repas. S’il arrivait qu’on eût quelques fruits, on les lui servait, mais s’il en mangeait, ce n’était que fort peu ; d’une poire ou d’une pomme, par exemple, il n’en prenait qu’un quartier ; du raisin, qu’un petit grappillon. Ce qu’il aimait beaucoup, c’étaient les amandes fraîches. Il en était tellement friand, qu’il mangeait presque toute l’assiettée. Il aimait aussi les gaufres roulées, dans lesquelles on avait mis un peu de crème. Deux ou trois pastilles étaient tout ce qu’il prenait comme sucrerie. Après ses repas, déjeuner ou dîner, on lui donnait un peu de café, dont il laissait souvent une bonne partie [2]. Jamais de liqueurs. Étant à bord du Northumberland, à la table de l’amiral, chaque jour, au dîner, on lui offrait un petit verre d’une liqueur quelconque ; rarement il y portait les lèvres ; il se plaisait seulement à en aspirer le parfum. Sa nourriture avait été à Paris ce qu’elle était à Sainte-Hélène ; mais ici manquaient la qualité, la variété des mets et leur recherche. Ce dont il se plaignait souvent, c’était de ne pas trouver de viande tendre[3]. Sa boisson à Sainte-Hélène était du claret (vin de Bordeaux) ; en France, elle avait été du chambertin. Il buvait rarement sa demi-bouteille et toujours mettant autant d’eau que de vin. Presque jamais de vins fins. Quelquefois, dans la journée, il buvait un verre de vin de Champagne, mais jamais sans y joindre pour le moins autant d’eau ; c’était une limonade. Le temps employé à ses repas n’était guère plus de quinze ou vingt minutes ; mais, à Sainte-Hélène, si le temps était mauvais, il faisait durer le dessert pendant assez longtemps, en s’amusant à lire à haute voix un acte d’une comédie, d’une tragédie ou quelque pièce de vers ou toute autre chose.
[1] « Bœufs, moutons n’existaient alors qu’en nombre infime, et la viande était un luxe rarissime, et la viande était un luxe rarissime au point qu’à peine sur place, Hudson Lowe demandait à la Compagnie des Indes d’expédier tous les deux mois 40 bœufs et 500 moutons pour nourrir la population laquelle, avec l’arrivée de la garnison, atteint 7000 personnes », écrit G. Martineau dans son ouvrage portant le titre de : « La vie quotidienne à Sainte-Hélène au temps de Napoléon » (Hachette, 1966)
[2] « Les officiers étaient en grande tenue et les dames en robes décolletées. Ali et Noverraz se tenaient derrière le fauteuil de l’Empereur, Gentilini et les marins du Northumberland servaient les convives. L’argenterie était magnifique et la porcelaine venait de Sèvres. Les mets étaient nombreux. La pièce était très bien éclairée et les Anglais jugeaient sans bienveillance tout ce luxe qui rappelait la grandeur passée. » (J. Thiry, « Sainte-Hélène », Berger-Levrault, 1976).
[3] « Le dîner terminé, on passait au salon où Madame de Montholon [cette dernière quittera Sainte-Hélène au début de juillet 1819] qui chantait agréablement mais sans beaucoup de voix, était entendue avec plaisir par Napoléon. On jouait au reversi ou aux échecs, en buvant du café dans des tasses de Sèvres décorées de vues d’Égypte. L’Empereur lisait parfois tout haut des tragédies de Corneille ou de Voltaire, ou bien Homère ou la Bible. Quand les dames baillaient, il passait le livre à l’une d’entre elles en la priant de continuer et il ne tardait pas à s’endormir. Parfois il décrivait ses campagnes et ses batailles et tous l’écoutaient inlassablement, car il était un prodigieux causeur. Il s’arrêtait tout à coup, saluait les dames et prenait congé de tous. » (J. Thiry, « Sainte-Hélène », Berger-Levrault, 1976)