« Bientôt les événements se précipitèrent. Le bulletin de la bataille du Mont-Saint-Jean, appelée depuis de Waterloo, vint porter la terreur dans Paris. On savait maintenant ce que c’était qu’une occupation militaire. Cette fois, il y avait un corps d’armée anglais, et l’orgueil national était doublement blessé. La défense de Paris ne pouvait être sérieuse : la discorde était partout, il n’y avait pas de plan arrêté, on ne s’accordait sur rien. Si Napoléon avait été encore le Bonaparte de l’armée d’Italie, la partie n’aurait pas été perdue. Le courage ne manqua à personne. Bien des braves se portèrent spontanément hors des barrières pour tenter un dernier effort, hélas ! bien inutile. De ce nombre fut un de mes camarades et bons amis, Lallemand, depuis professeur à Montpellier et membre de l’Académie des sciences ; il s’échappa de l’Hôtel-Dieu que les internes avaient ordre de ne pas quitter, dans la prévision des cas d’urgence qui ne tardèrent pas à se présenter. Alors, comme au mois de mars 1814, nous vîmes arriver dans Paris d’immenses populations fuyant devant l’ennemi, avec de longues files de charrettes, de bêtes de somme, de bestiaux. Tous ces malheureux avaient abandonné leurs maisons pour se sauver avec ce qu’ils avaient de plus précieux. Le coeur le plus dur n’aurait pu voir, sans en être ému, cette multitude d’hommes, d’enfants, de femmes, de vieillards, poussés par l’ennemi comme un troupeau de moutons. Napoléon, à son retour de Waterloo, fut reçu très froidement dans Paris. Ce fut une grande faute de ne pas lui confier le salut de la patrie. Avec lui, il y avait une chance si faible qu’elle fût; sans lui nous étions perdus. Un appel loyal au peuple, à la garde nationale, à tous ces ouvriers si pleins de patriotisme, aurait été entendu. Personne n’y pensa… J’allai, comme tout le monde, le voir à l’Elysée- Bourbon, où il s’était retiré, et je jugeai tout de suite qu’on ne voulait plus de lui. Pourtant la foule était grande sous ses fenêtres, et quand il se montrait, les cris de « Vive l’Empereur » étaient nombreux et énergiques. Mais le peuple d’élite, la tête de la nation, l’avait abandonné. Ici, comme dans d’autres occasions, la France obéissait à des influences étrangères. Dans ces jours de désordre et d’anarchie, j’assistai à une séance de la Chambre des représentants. J’eus beaucoup de peine à y parvenir, tant les abords de la salle étaient encombrés par la foule, composée de personnes bien différentes par le ton et par les manières de celle qui entourait l’ Elysée-Bourbon. J’entendis dans la salle bien des motions extravagantes, bien des propositions d’une exécution impossible. Le brave et malheureux Mouton-Duvernet occupa la tribune pendant longtemps, demandant que, toute affaire cessante, on s’occupât d’organiser des moyens de défense . On ne l’écoutait pas, tout le monde perdait la tête. Les traîtres, qui ne manquaient pas, ne cherchaient qu’à augmenter le désordre. Je rentrai chez moi, désespéré de ce que j’avais vu et entendu. Paris fut occupé de nouveau : encore des canons sur nos ponts; des patrouilles anglaises, russes, prussiennes, dans nos rues; partout des vainqueurs insolents qui nous narguaient ; des bivouacs sur nos places, dans nos jardins publics. Le bois de Boulogne fut rasé, les statues du Luxembourg furent mutilées à coups de sabres ; nos maisons, nos foyers envahis par des soldats qui parlaient en maîtres. Tels sont les droits de la guerre. Nos soldats en avaient peut-être abusé plus d’une fois ! »
(Docteur POUMIES DE LA SIBOUTIE (1789-1863), « Souvenirs d’un médecin de Paris… », Plon, 1910, pp.159-161)