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A Bordeaux, en 1809…

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66-002698Voici un extrait du témoignage de Poumiès de la Siboutie (1789-1863) peu souvent cité mais contenant de nombreuses anecdotes.

« J’arrivai à la fin du carême de 1809. Bordeaux était encore tout ému du passage de Napoléon à son retour d’Espagne. La ville et les villages voisins étaient encombrés de troupes de toutes armes qui se rendaient, à marches forcées, en Allemagne pour la mémorable campagne de 1809. Ces soldats, sans en excepter les grenadiers à cheval de la garde, étaient maigres, défaits, et avaient leurs vêtements en mauvais état. Tous se félicitaient de quitter cette Espagne inhospitalière, où les ennemis, au lieu de se présenter en rase campagne, se cachaient derrière les arbres, les buissons, dans les ravins, se couchaient à plat ventre le long des chemins pour tirer à leur aise. Partageant l’irritation de nos soldats, je maudissais comme eux les Espagnols que j’appelais des brigands. Depuis, je les ai admirés et je les ai appelés des héros. Bordeaux avait bien reçu Napoléon, qui cependant l’avait ruiné. Il ne restait aucun vestige de son ancienne splendeur. Sa rade était déserte, quelques pauvres caboteurs l’occupaient seuls. M. de Monbadon, alors maire, dont plus tard j’ai été le médecin à Paris, m’a dit que, dans l’intimité. Napoléon témoigna à plusieurs reprises de vifs regrets de la triste situation de cette grande cité, autrefois si florissante. En public il fut très réservé, fit quelques promesses générales, prit l’engagement de faire construire le pont jusque-là jugé impossible et qui fut en effet construit. L’abbé Boneau m’accueillit bien, consentit à me prendre en pension chez lui à un prix très raisonnable. Il me fit admettre au lycée, dont le proviseur venait d’être brutalement destitué pour manque de tact. Lors du passage de Napoléon, les élèves lui furent présentés. Selon son habitude, l’Empereur fit à quelques uns d’entre eux ainsi qu’au proviseur quelques questions brusques; voyant des enfants dont la tenue était négligée, il en fit avec humeur l’observation au proviseur, qui lui répondit : — Sire, leurs familles ne sont pas heureuses. Les malheurs des temps, de la guerre, ont été surtout funestes à nos contrées. — Dites plutôt votre mauvaise administration, Monsieur, votre manque de soin, d’aptitude pour les fonctions qui vous sont confiées. J’y porterai remède. C’est à Bordeaux que je vis l’acteur Talma pour la première fois : il produisit sur moi une impression qui ne s’est jamais effacée. Dès le lendemain, j’appris par cœur le rôle de Talma. J’en fis autant de tous ceux que je lui vis jouer; et puis je les récitai, en imitant de mon mieux la pose, les intonations et les gestes de Talma. La foule se pressait à ces représentations; il fallait attendre quatre heures à la porte pour avoir une place. J’allais au parterre qui, alors, n’avait pas de banquettes; on était debout, pressé, serré, à ne pouvoir faire le moindre mouvement, et tel est l’empire de l’habitude que personne ne se plaignait de cette torture de huit à neuf heures consécutives ! Je me mis résolument à l’étude : je doublai ma rhétorique, je suivis les cours de mathématiques, de dessin, et me préparai à mon examen. Je m’en tirai passablement, quoique l’examinateur, M. Labbé, m’intimidât à l’excès. Nous étions trente concurrents. Huit ou dix eurent des examens brillants; les autres furent au-dessous de moi. Dès lors, je pressentis que je devais songer à une autre carrière. Je reçus une lettre du ministre de la Guerre m’annonçant que j’étais dans les admissibles et m’offrant une place à l’Ecole militaire de Saint-Cyr. Mes parents refusèrent ; notre famille n’a que trop largement payé son tribut de sang à son pays. Je fus désolé d’avoir échoué. C’était le rêve de toute ma vie d’écolier. Cependant pas un sentiment d’envie ou de jalousie ne se mêla à mes regrets. Ceux de mes camarades qui furent reçus avaient mieux répondu, et je n’eus même pas la ressource de m’en prendre à mes juges. Tout fut pour le mieux; presque toute cette promotion  passa dans l’armée, et les trois quarts au moins sont restés sur les champs de bataille ! »

(Docteur Poumiès de la Siboutie », « Souvenirs d’un médecin de Paris… », Plon, 1910, pp. 74-77)

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