« Le 17 juin au matin, l’Empereur confia à Grouchy le commandement d’un corps d’armée de trente-cinq mille hommes, afin de poursuivre l’armée prussienne et de compléter sa défaite. Notre division en faisait partie. Nous nous dirigeâmes, vers midi, sur Gembloux, où nous arrivâmes le soir. Jamais soldats ne passèrent une nuit plus affreuse. Toute la journée avait été sombre et pluvieuse; vers le soir, la pluie tomba par torrents, à tel point, qu’en marchant, les soldats avaient souvent de l’eau jusqu’à la cheville. Ils devaient cependant bivouaquer autour de la ville, sans abri et sans nourriture; aussi, le lendemain, avaient-ils l’air de déterrés. Plus heureux qu’eux, notre état-major logeait en ville, sans pour cela avoir pu prendre de repos, car pour mon compte, je fus envoyé plusieurs fois en ordonnance pendant cette cruelle nuit. L’ordre de mouvement ne fut donné, le 18 juin, que vers les huit heures du matin. Nous formions la tête de la colonne du corps de Vandamme, et lorsque nous eûmes dépassé d’une lieue le village de Sart-à-Walhain, nous restâmes environ pendant trois heures à faire la soupe; repas qui fut payé cher par les conséquences fatales que l’armée et la France en éprouvèrent. C’est pendant ce temps, qu’entendant le bruit du canon vers notre gauche, le général Vandamme m’ordonna de courir bride abattue vers le maréchal Grouchy pour le prévenir de cette circonstance. Je trouvai Grouchy à Sart-à-Walhain, dans un château appartenant à M.F. ***; et, lorsque j’arrivai à lui, il était devant une table, consultant des cartes, tandis que les officiers de son état-major mangeaient des fraises. J’ignore si le maréchal avait été déjà prévenu de la nouvelle que je lui apportais, mais ce que je puis affirmer, c’est qu’aussitôt après m’avoir entendu, il donna l’ordre de monter à cheval. Je me souviens que plusieurs officiers coururent dans le jardin, et appliquèrent leurs oreilles sur la terre pour se rendre compte de la direction du canon. Un historien qui a écrit sur cette campagne de 1815 avec un grand talent et une impartialité remarquable, et qui m’avait demandé des détails sur la coopération de notre division, pendant cette journée du 18, a cependant interprété d’une manière trop défavorable pour le maréchal Grouchy, mais sans intention hostile contre lui, ce que je lui avais dit à propos de l’incident dont je viens de parler; il semblerait, d’après lui, que si le maréchal a apporté de la mollesse et de l’indécision dans cette circonstance, c’est parce qu’il s’était oublié à manger des fraises à Walhain. C’était pourtant bien naïvement, avec réserve et sans arrière- pensée que je lui avais rendu-compte de ce que j’avais vu. En campagne, l’officier comme le soldat se nourrit de ce qui lui tombe sous la main, trop souvent il ne peut pas choisir; à Walhain, il mangeait des fraises, parce que probablement il n’avait pas trouvé une nourriture plus confortable, et qui certes eût convenu davantage à son estomac. Trop jeune alors pour juger sainement les événements, à plus forte raison pour me permettre de les critiquer, je ne recevais mes impressions que par ce qui se passait sous mes yeux; aussi, sans m’inquiéter du jugement des autres à l’égard de la conduite du maréchal Grouchy pendant cette campagne, ne me laissant influencer d’ailleurs que par les antécédents glorieux de cet illustre homme de guerre, ai-je conservé l’idée la plus haute de son caractère par l’activité que je l’ai vu déployer ce jour-là, en se multipliant de manière à veiller par lui-même à tous les mouvements qu’il ordonnait. Son fils, alors son aide-de- camp et aujourd’hui général, le secondait avec une ardeur telle, qu’on ne voyait que lui partout. Cet hommage que je me plais à rendre à la vérité, est d’autant plus désintéressé, que je n’ai pas l’honneur de connaître M. le général Grouchy. Nous suivîmes le maréchal, qui se porta à la tête de son corps d’armée, et je rejoignis notre division qui, dans ce moment, était engagée avec un fort parti de Prussiens à un endroit nommé la Baraque, entre Sart-à-Walhain et Wavre. Le général Lefol s’apercevant que plusieurs tirailleurs s’étaient avancés trop près d’un bois où un parti de Prussiens s’était retiré, m’envoya les prévenir de rebrousser chemin; et, à peine étais-je à leur hauteur, qu’il partit de la lisière de ce bois une vive fusillade qui tua quatre hommes autour de moi, et qui blessa même mon cheval au sabot. De retour de cette petite expédition, je rencontrai le général Corsin et notre chef d’état-major, le colonel Marion, auxquels je rendais compte de ce qui venait d’arriver, lorsque, tout-à-coup, je vis tomber à la renverse ce dernier, qu’une balle venait de blesser grièvement en lui traversant le corps d’outre en outre; en tombant, il eut encore la force de me prier de ne pas l’abandonner. Je pris donc avec moi quatre sapeurs qui improvisèrent un brancard et qui le transportèrent hors de la portée du feu de l’ennemi. Je voulus donner à ces braves gens une pièce d’or que j’avais retirée de la poche du colonel, mais ils me refusèrent en me disant qu’ils n’avaient fait que leur devoir. Un chirurgien pansa à la hâte le blessé, auquel il fit des deux cotés du corps de fortes incisions, et ayant fait mettre le colonel dans la carriole de notre cantinière, qui avait débarrassé sa voiture de toute sa marchandise, je le conduisis à Walhain, précisément dans la chambre où deux heures auparavant j’avais été trouver le maréchal Grouchy. Cette maison était déjà encombrée de blessés, mais cela n’empêcha pas le propriétaire, ainsi que ses deux charmantes filles, de donner tous leurs soins au colonel. Dans cette pièce se trouvait aussi, je ne sais comment, M. Foulques d’Oraison, alors lieutenant d’état-major comme moi, aujourd’hui général, qui eut la bonté de nous aider à installer notre blessé. Le général Gérard ayant été atteint par une balle, fut amené le soir dans ce château; et, profitant de cette occasion, je priai le chirurgien qui l’accompagnait de venir visiter le colonel, afin de me dire ce qu’il pensait de sa position. Après donc avoir sondé sa plaie, il me dit positivement que c’était un homme perdu, qu’il n’y avait aucune ressource pour le sauver. Le colonel, qui avait le sentiment de son état, me donna ses bijoux, sa montre, son argent et un portrait de femme qu’il portait sur sa poitrine; il me confia pareillement son domestique et ses chevaux; et, après m’avoir encore remercié, il me fit signe d’aller rejoindre mon poste, que j’avais peut-être quitté légèrement, pour ne pas le laisser exposé à mourir, faute de soins, sur le champ de bataille. Je le laissai donc là en le recommandant de nouveau à ses hôtes, et je rejoignis notre division qui était engagée à Wavres, en annonçant sa mort comme devant être certaine. Heureusement il n’en fut rien; car deux mois plus tard, étant à l’armée de la Loire, à Tulle, je lui écrivis au hasard, voulant savoir positivement ce qu’il était devenu, et voici la copie de sa réponse, que j’ai conservée:
« Sart-à-Walhain, le 10 septembre 1815.
Mon cher Charles, j’ai reçu votre lettre du 10 août dernier, et je vous remercie. Je suis maintenant très bien rétabli et prêt à monter à cheval. Faites-moi l’amitié de témoigner à nos camarades de l’état-major combien j’ai été sensible à l’intérêt qu’ils ont pris à mon infortune. Vous êtes trop modeste, mon cher ami, je vous ai les plus grandes obligations, et je n’oublierai jamais l’attache- ment que vous m’avez marqué dans cette circonstance. En me faisant transporter aussitôt mon effroyable blessure à Walhain, vous m’avez sauvé la vie. Après votre départ, j’ai subi une hémorragie qui a demandé les plus grands soins. J’ai reçu des nouvelles de mes chevaux et autres petits intérêts; vous avez tout fait pour le mieux Je ne sais, mon ami, quand il me sera permis de rentre en France, car je suis retenu ici prisonnier par ma parole d’honneur, et, pour des hommes de notre profes sion, c’est une barrière infranchissable. Je prie le général auquel j’écris de vous témoigner toute ma reconnaissance. Si vous voulez me donner de vos nouvelles, je les recevrai toujours avec un plaisir nouveau. Adieu, Charles, dites-moi quelque chose de votre état-major et des troupes que vous commandez.
Tout à vous, votre ami pour la vie.
Signé baron MARION. »
Quelques mois après notre retour de l’armée de la Loire, je revis à Paris le colonel Marion, et je reçus de lui des témoignages d’affection en souvenir du service que je lui avais rendu. Désigné pour commander le 20ème de ligne, il partit en 1830, avec son régiment, pour l’Afrique, et depuis ce temps je n’ai plus entendu parler de lui; je crois qu’il mourut quelque temps après, étant en retraite, avec le grade de général de brigade. »
(« Souvenirs sur le retour de l’empereur Napoléon de l’île d’Elbe et sur la campagne de 1815 pendant les Cent-jours », par M. LEFOL, Trésorier de l’Ecole militaire de Saint-Cyr, ancien aide-de-camp du général de division baron Lefol, sous l’Empire », Versailles, imprimerie de Montalant-Bougleux, 1852, pp.30-35)