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« Que me reste-t-il à faire dans ce malheur ? »

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Voici une lettre rédigée par un certain « Georges ». Elle est adressée à « Sophie », son épouse.

Au bivouac, le 30 septembre 1812, à 6 lieues en arrière de Moscou. 

Ma chère Sophie, j’ai reçu hier à la fois trois lettres de toi, deux par le général B. du 23 et du 30 août, et une par la poste du 6 août ; tu vois par là que la poste met 24 jours de plus que l’autre moyen et encore cette poste nous ne la voyons pas quelquefois de dix jours et plus, ce qui met dans l’impossibilité d’écrire. Il en est de même du payeur que nous n’avons pas vu depuis un mois. Si j’avais manqué l’occasion à Smolensk, je n’aurais point eu de traites à t’envoyer, le tout sans qu’il y eût eu de ma faute. Heureusement que pour notre correspondance j’ai trouvé des moyens, quoiqu’on m’ait bien observé de n’en point abuser. Je ne dois point te cacher, ma Sophie, que tes lettres ont porté le chagrin dans mon âme, je dirai plus, presque le désespoir. Tes accusations  sans cesse répétées de fausseté, d’infidélité, d’hypocrisie ajoutent tant d’idées tristes à ma triste position que je suis quelquefois forcé d’envier le sort de M. d’Erval [Dupont d’Erval, adjudant commandant chef d’état-major de la 2ème division de cuirassiers, tué par un boulet le 7 septembre 1812 à la bataille de La Moskowa], il n’a souffert qu’une heure et moi je prévois qu’il me reste encore beaucoup à souffrir. Le plus cruel de mes maux c’est de voir que je n’ai plus ta confiance, que, malgré mon amour, ma constance et ma fidélité (depuis l’aveu de Bayonne), tu persistes à penser que j’ai menti constamment à ma conscience et à mes principes. M’abandonnant à de viles passions, je n’étais autre chose qu’un débauché honteux, trompant une femme crédule et vertueuse.  Que me reste-t-il à faire dans ce malheur ? A désirer que tu reviennes entièrement de tes erreurs envers moi et ma conduite, ou à désirer que le premier boulet de canon mette un terme à ma vie et à mes souffrances.

Il me reste à te parler maintenant de ma situation physique ; elle n’est pas plus gaie que celle de mon pauvre cœur. Je t’écris d’un champ auprès d’un feu de bivouac ; il y a eu cette nuit six lignes de glace, tu t’apercevras facilement à mon écriture que je n’ai pas chaud aux doigts en t’écrivant.  La belle jument que j’ai achetée à Berlin a été perdue le soir de la bataille de Mojaïsk, le 7 septembre, avec sa selle et housse galonnée. Quelques jours après, François a manqué avoir une jambe fracassée ; une roue de fourgon lui a passé sur la jambe. Il est guéri maintenant. Le gros cheval de calèche, si vif et si bon, est resté en route hier, ne pouvant plus marcher.  Il ne me reste de chevaux pour moi que Bidchado et l’autre cheval que j’ai acheté en Prusse. Heureusement qu’on ne se battra plus probablement. On me remboursera 900 francs pour deux chevaux qui m’ont 1.400 francs et jusqu’à présent point de récompense. 

Je suis bien triste, ma Sophie, mais si tes reproches ne m’accablaient point, je supporterais tout avec courage et résignation. Comme mon existence toute entière dépend de toi, il dépend de toi de porter mon désespoir à son comble ou de me rendre à l’espoir et au bonheur. 

Je t’embrasse, j’embrasse nos bons petits enfants. Ton amant, époux et ami pour la vie. 

GEORGES.

J’ai des schalls pour Sophie et Clara qui sont très beaux, j’espère le leur porter moi-même. C’est quand il gèle qu’on voyage commodément en ce pays en poste ou en traîneau.

6 octobre.- J’ai reçu hier tes deux lettres des 6 et 8 septembre. Je rouvre cette lettre, que je n’avais pu t’envoyer, pour t’accuser réception de ces lettres. Les négociations pour la paix sont commencées. Ma santé continue à être bonne ; tes lettres m’ont un peu calmé. J’y répondrai.

(« Lettres interceptées par les Russes durant la campagne de 1812…», La Sabretache, 1913, pp.62-64).

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