« Le 20 et le 22 janvier [1815], Adye, le capitaine de la Perdrix écrivait de Porto-Ferrajo qu’il attendait avec une inquiète impatience la décision du Congrès, que les Bertrand étaient plus anxieux que lui, qu’ils craignaient de quitter l’île d’Elbe pour suivre leur maître en un pays lointain où ils vivraient à jamais séparés de leurs parents et de leurs amis. Le 27 janvier et le 6 février, Blacas, le favori de Louis XVIII, dans deux entretiens avec le baron Vincent, ambassadeur d’Autriche, représentait les périls qu’entraînait le séjour de Napoléon à l’île d’Elbe. A Pétersbourg, au mois de février, Joseph de Maistre jugeait que la «transportation » de Napoléon devenait absolument nécessaire. N’était-ce pas un homme qu’il » fallait anéantir moralement » ? Pourquoi l’île d’Elbe, avait-il dit, et pourquoi pas Botany-Bay [se trouvant en Australie et où l’Angleterre avait l’habitude d’expédier des prisonniers] « qui est sensiblement plus grand et plus commode ? »[Dès la fin d’avril 1814, un royaliste de Paris, nommé Babey, avait écrit à un ami de Londres, Cornewall : « On devrait bien éloigner Bonaparte de l’île d’Elbe et l’emmener à Botany-Bay ; tant qu’on le saura près, il donnera de l’inquiétude ». Note d’Arthur Chuquet]
A Vienne, pendant la durée du Congrès, Pozzo di Borgo affirmait qu’un grand malheur arriverait si Napoléon n’était au plus vite envoyé dans une contrée moins dangereuse que l’île d’Elbe, et il élevait si haut la voix que lorsque l’Empereur s’échappa, Metternich déclara que les indiscrètes paroles de Pozzo et ses violentes propositions avaient poussé Napoléon aux dernières extrémités. Pour se défendre, Pozzo dut répliquer que le mal ne pouvait s’éviter, qu’il serait advenu tôt ou tard, que mieux valait qu’il advînt maintenant parce qu’on y remédierait .plus, facilement. A Londres, ne convenait-on pas que, si Napoléon regimbait, l’opération serait confiée à Sidney-Smith qui se faisait fort d’enlever le personnage et de le mettre en lieu sûr ? A Paris après l’évasion, dans un ordre du jour à la garde nationale, général Dessolle n’avouait-il pas que Napoléon tentait un retour désespéré parce que le Congrès voulait éloigner davantage le seul homme dont l’intérêt était de troubler le repos de l’Europe ? Napoléon savait que le Congrès projetait de l’envoyer soit aux Açores, soit à Sainte-Lucie soit à Sainte-Hélène, à cette Sainte-Hélène qu’il avait dans sa jeunesse qualifiée de petite isle, à cette Sainte-Hélène que Montgaillard, en 1805, lui conseillait de prendre pour ôter aux escadres anglaises un utile refuge» à cette Sainte- Hélène où Windham voulait le déporter Cadoudal l’avait enlevé. 11 savait tout cela et par les journaux, et par la lettre d’Hyde de Neuville à Bertrand, et par deux Anglais qui vinrent exprès de Vienne à l’île d’Elbe, et par un officier étranger, attaché jadis à sa personne et qui se rendit à Portoferraio pour lui révéler ce qui se tramait contre lui, et par de discrets avis du prince Eugène. « Il avait, a écrit Davout, un correspondant qui puisait ses informations à bonne source et lui donnait connaissance des plus récentes délibérations du Congrès ». Il éclata d’abord, et il déclara publiquement que, si les alliés voulaient lui mettre la main au collet, il ne se laisserait pas faire : « Ils veulent me déporter ! Qu’ils essaient ! Je leur ferai payer cher leur tentative. J’ai des vivres pour six mois, des canons, des braves pour me défendre. On aura le spectacle d’une longue et belle résistance à la plus odieuse des violations. Mais je ne crois pas que l’Europe ait envie de se déshonorer en s’armant contre un seul homme qui ne veut pas et qui ne peut plus lui faire de mal. On m’a garanti la souveraineté de l’île d’Elbe par un traité solennel ; je suis ici chez moi et tant que je n’irai pas chercher querelle à mes voisins, on n’a pas le droit de m’inquiéter ! »Durant plusieurs jours, l’île parut être en état de guerre. Les ouvriers des arsenaux réparèrent les affûts et fabriquèrent des caissons. Les artilleurs firent les exercices et la manœuvre du canon. Les forts furent armés et les civils ne purent y entrer. On paya et rasa des maisons trop voisines des remparts. On acquit deux bâtiments chargés de blé qui venaient de Civitavecchia. Dans les premiers jours de février, le trésorier Peyrusse eut ordre de s’établir au fort de l’Etoile et secrètement par précaution, il s’approvisionna de farine, de pommes de terre, de bœuf salé et de vin. Mais Napoléon n’ignorait pas qu’il devrait bon gré malgré se soumettre aux conditions du Congrès. La place de Porto-Ferrajo était- elle, comme on disait orgueilleusement, un petit Gibraltar ? Les habitants se défendraient ils ? La garnison tiendrait-elle contre un bombardement ? Les soldats de la garde n’avouaient- ils pas qu’on n’aurait aucune peine à saisir Napoléon et à l’emmener ? Toute résistance serait vaine, reconnaissait Napoléon dans une conversation avec Campbell, et je n’aurais qu’à chercher la mort, qu’à tomber les armes à la main Je me résigne donc à tout ; j’irai même à Sainte-Hélène; qu’on me frappe; voilà ma poitrine.» Mais depuis lors, son caractère s’altéra ; il eut souvent des accès de mauvaise humeur; sa parole devint plus brève, plus saccadée, plus tranchante. »
(Arthur CHUQUET, « Le départ de l’île d’Elbe », Editions Ernest Leroux, 1920, pp.49-53).